CLAUDE DALSACE (née JEAN-BLOCH) *

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 (13 décembre 1924– 20 juillet 2016)

 
Claude Bloch est née à Paris le 13 décembre 1924. Ses parents, Jean-André Bloch et
Gilberte Liewer, sont issus de vieilles familles israélites aristocratiques.Gilberte
avait fait des études de médecine. Jean-André était un grand collectionneur d’art
spécialiste du XVIIème siècle. Il reçut la Croix de Guerre lors de la Première
Guerre Mondiale. Le couple a 4 enfants.

Quand la guerre éclate, la famille habite au 76, quai d’Orsay (7ème arr.) dans un
immeuble que Jean Bloch a fait construire.

 
Lors de la Drôle de Guerre, comme la plupart des enfants des grandes villes, les
enfants Bloch quittent Paris pour Etretat où ils sont scolarisés. Claude y rencontre
ainsi une jeune professeure, Madeleine Michelis. Le couple Bloch reste à Paris
jusqu’à la Guerre Eclair. Devant l’avancée des troupes allemandes qui se dirigent
vers la Normandie, Jean et Gilberte Bloch vont chercher leurs enfants et les
emmènent à la Baule où ils restent jusqu’à la fin de l’été 1940. Leur fils Thierry
part à Clermont-Ferrand où il poursuit ses études.

De retour à Paris, Claude est scolarisée au Lycée Victor-Duruy où elle retrouve
Madeleine Michelis en mars 1941. Cette dernière appartient à ce moment-là au réseau
de résistance de l’Education Nationale auprès de Pierre Brossolette. Elle sera
martyrisée par les Nazis le 15 février 1944.

 
Le 12 décembre 1941 Jean Bloch est arrêté à son domicile par la Gestapo lors de la
rafle dite « des personnalités ». Il est envoyé au camp de Compiègne dans un premier
temps puis à Drancy d’où il est déporté, le 23 septembre 1942, par le convoi 36.
Dans le même convoi se trouvent, entre autres, René Blum, frère de Léon Blum, ami de
Marcel Proust et fondateur des Ballets Russes de Monte-Carlo. Jean Bloch meurt à
Auschwitz le 29 septembre 1942.

Entre temps, Claude et sa sœur aînée, munies de faux papiers, sont passées en zone
libre et vivent à Grenoble où leur frère fait des études d’ingénieur après que le
numerus clausus l’a empêché d’entrer à Polytechnique. C’est à Grenoble que Claude
fait la connaissance de Bernard Dalsace, fils du célèbre médecin Jean Dalsace qui a
monté une clinique clandestine pour soigner les FFI blessés. Jean Dalsace est aussi
connu pour avoir commandé le chef d’œuvre architectural, la Maison de Verre,
construite par Pierre Chareau, au 31 rue Guillaume, dans laquelle le médecin
établit son cabinet médical et résida jusqu’à sa mort. Bernard est par ailleurs
le cousin germain de Françoise Bernheim, collègue à l’UGIF et amie d’Hélène Berr.
Tout comme le frère de Claude, Bernard Dalsace s’engage plus tard dans les Forces
Françaises Libres en Afrique du Nord.

Les deux jeunes filles vont ensuite vivre à Aix avec leur grand-mère. Après la
rafle du Vel d’Hiv en juillet 1942, Gilberte envoie sa plus jeune fille, munie de
faux-papiers, rejoindre ses sœurs. Après avoir appris la déportation de son mari,
Gilberte, désemparée, quitte enfin Paris et se réfugie en zone libre avec ses
enfants.

La vie clandestine étant difficile, Claude décide de contacter son ancienne
professeure, Madeleine Michelis. Celle-ci lui donne l’adresse d’une amie habitant
dans le Gers chez laquelle Claude habitera jusqu’à la fin de la guerre. Outre les
tâches agricoles, Claude y participe à des activités de résistance diverses.

La famille, à l’exception du père, est réunie en août 1944 à Paris. Claude retrouve
Bernard Dalsace. Ils se marient en novembre 1945 et s’installent au 2 rue Guynemer
qui fut, entre 1940 et 1943, le siège du Sénat.

En 2006, Claude et Bernard publient un ouvrage intitulé Histoires d'un autre temps
(Société des Ecrivains).

 

Interview conducted January 18th, 1996 by Edith Sorel

Credits : USC Shoah Foundation Institute Visual History Archive

VHA Interview Code: 8189

Mention légale :  Ce document est une transcription quasi-verbatim de l’interview réalisée par Beverlye Gedeon (UPenn ’21). Il ne peut en aucun cas être considéré comme source primaire.  L’exactitude de la transcription n’a pas été officiellement vérifiée. 

 

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It’s January 18th, 1996. Claude Jean-Bloch Dalsace interviewed by Edith Sorel in French.

 

Edith : Je m'appelle Edith Saurel. Nous sommes le dix huit janvier mille neuf cent quatre-vingt-seize. Je m'apprête à faire un entretien avec Madame Claude Dalsace. Nous sommes à Paris. Et l'entretien se fera en Français. Madame Dalsace, j’aimerais bien que vous vous présentiez. Donc le nom de jeune fille, le nom de femme mariée. L'endroit et la date de votre naissance. 

 

Claude : Et bien, je m’appelle Claude Jean Bloch. Je suis née à Paris, septième arrondissement, avenue Bosquet, le treize décembre dix-neuf cent vingt-quatre. Mes parents s'appelaient Jean André-Bloch et ma mère est née Gilberte Liewer. Tous les deux nés à Paris d'une vieille famille française, nous avons retrouvé des documents jusqu'au siècle de Louis XIV. J'ai épousé Bernard Dalsace très jeune après la guerre.

 

Edith : J'aimerais que vous me parliez un peu de votre enfance et de vos tous premiers souvenirs d'enfance si possible. 

 

Claude : Alors, j'ai eu une enfance, euh, disons, très dorée, par des parents délicieux, tout à  fait exceptionnels d’intelligence, et dans une famille très aisée d'intellectuels. Ma mère avait fait sa médecine, ce qui était très rare à  l'époque. Elle n'a pas professé parce que nous sommes quatre enfants. Mon père s'est occupé d'art toute sa vie. Il aurait voulu être architecte. Et ses études ont été ratées parce que, alors qu'il voulait présenter l'Ecole Centrale, car il avait déjà compris qu'il fallait être ingénieur pour faire un bon architecte avec les sciences et la manière de construire qui se développaient, et il a eu.. il a été malade le jour du concours et c'était un peu avant la guerre de 14 et après la guerre, il a été obligé, pour gagner sa vie, de reprendre la profession de son père qui était dans les affaires. Mais toute sa vie, il s'est occupé d'art et a été assez connu car il était un grand spécialiste de l'art du XVIIème français. Et mon enfance a été très heureuse, très facile comme c'était à l'époque dans les familles aisées françaises, avec plusieurs domestiques, un très bel appartement, de belles vacances et puis avec mes frères et soeurs et tout ce qu'on pouvait avoir comme facilités pour faire des études et se développer normalement. 

 

Edith : Justement, je voulais vous demander à  propos de vos frères et soeurs. Il y en a combien ? 

 

Claude : Alors, j'ai une soeur aînée qui a quatre ans de plus que moi. Un frère aîné qui a trois ans de plus que moi et une petite soeur qui a quatre ans de moins que moi. Et grâce à Dieu, nous sommes tous vivants. 

 

Edith : Le frère ?... 

 

Claude : Alors mon frère est devenu ingénieur, bien sûr, il était en âge de partir au STO, c'est-à-dire le service obligatoire des travailleurs français, pour remplacer la main-d'oeuvre allemande qui était au front. Et il a quitté Grenoble pour traverser les Pyrénées, rejoindre le Général de Gaulle en Afrique du Nord et il a fait toute la champagne d’Italie.

 

Edith : Mais avant de parler de détails justement, de la guerre, de l'après-guerre on revient encore à votre enfance. Donc je voulais savoir quels sont… bon, vous étiez dans un jardin d'enfants, je présume? Je voudrais que vous me parliez un peu de vos études? 

 

Claude : Non, nous avons tous appris à lire et nous avons été en classe que vers l'âge de dix-onze ans, parce que ma mère avait soigné, avait été infirmière pendant la guerre de 14 et elle avait soigné un instituteur qui avait perdu un bras et elle lui avait dit « Monsieur Anselme, si j'ai des enfants, c'est vous qui leur apprendrez à lire. » Il venait une fois par semaine et c'était notre nounou qui donnait les leçons le reste du jours, et nous avons tous su lire à quatre ans et demi. Après ça, je suis entrée au lycée Victor Duruy qui était un bon lycée du VIIème arrondissement. Et puis jusqu'à la guerre. Et à la guerre, comme tous les enfants des grandes villes ont été évacués… parce que le gouvernement avait peur de bombardements pendant la drôle de guerre. Et mes parents nous ont envoyés en Normandie, dans une petite station balnéaire où nous avions l'habitude d'aller enfants, qui s'appelle Etretat, qui est près du Havre. Et le lycée du Havre a fait une annexe à Etretat. Et là, j'ai fait une année d'études un peu chaotique. Il n’y avait pas beaucoup de professeurs. Et ensuite, la débâcle est arrivée. Nous sommes revenus à Paris. Et là, je suis retournée au lycée Victor-Duruy.

 

Edith : Et là, nous sommes en quelle année? Vous avez quel âge ?

 

Claude : A cette à cette époque-là, j'ai seize, dix-sept ans. 

 

Edith : Bon, avant seize ou dix-sept ans, comment était votre quotidien? 

 

Claude : Le quotidien avant la guerre était un quotidien très heureux, très facile. Nous faisions nos études nous faisions du sport, nous avions des petites amies, nous avions des vacances.

 

Edith : Par exemple, où alliez-vous en vacances ? 

 

Claude : Nous allions en Normandie parce que j'avais des cousins qui étaient orphelins, ma grand-mère louait une maison en Normandie, elle emmenait tous les petits enfants. Nous allions quelquefois à la montagne. Nous n’allions pas aux sports d'hiver, c’était le début des sports d'hiver et nous n'y allions pas aux sports. 

 

Edith : Et vous aviez évidemment des amis. 

 

Claude : Nous avions des amis de classe, les amis qui étaient les enfants des parents…de…leurs parents étaient des amis de nos parents. Et j'ai gardé beaucoup d'amis depuis la petite enfance que j'ai pu conserver. 

 

Edith : Mais vous m’avez mentionné donc vous avez habité à un moment donné au Quai d'Orsay, c'était plus tard que c'est arrivé au Quai d'Orsay ? 

 

Claude : Euh, jusqu'à la naissance de ma plus jeune soeur, nous avons habité Avenue Bosquet. Et puis mon père a fait construire un très bel immeuble Quai d’Orsay pour pouvoir y mettre ses collections. Et après, à l'âge de quatre ans et demi, j'avais quatre ans et demi quand nous avons déménagé, pour aller Quai Orsay, qui était un très grand appartement. 

 

Edith : Quels étaient vos rapports avec le judaïsme à cette époque ? 

 

Claude : Alors, chose très curieuse, nous n'avions aucun rapport avec le judaïsme parce que mes parents, mon père avait énormément souffert de l'affaire Dreyfus. Il était au lycée Condorcet et lui et ses camarades - il avait trois camarades juifs dans sa classe- il rentrait de classe les vêtements totalement déchirés car ils étaient littéralement lynchés par des enfants d'extrême-droite. Il en avait gardé un souvenir épouvantable et lui et ma mère avaient décidé que, s'ils avaient des enfants, ils les baptiseraient parce que c'était la religion la plus répandue en France et que c'était aussi simple. Et certainement par un souci d'honnêteté, finalement, quand, nous, nous sommes nés, ils ne l'ont pas fait. Mais ils étaient athées et ils nous ont élevés totalement sans religion. Et je dois dire que j'ai eu un choc en jouant au Champ-de-Mars, quand j'avais à peu près sept ans. Une petite fille a dit: « Je ne peux pas jouer avec toi parce que tu es juive. » Et je ne savais pas ce que c'était. Et j'ai demandé à ma nounou et c'est la nurse anglaise d'une autre petite amie qui m'a expliqué très intelligemment ce que c'était et qui m'a dit: « Toutes ces petites filles sont des imbéciles parce que tu n'as qu'à leur répondre que Jésus était juif. » 

 

Edith : Vous avez mentionné la nounou? J'ai l'impression que cette nounou a joué un très grand rôle dans votre vie. 

 

Claude : Oui, parce que cette nounou est entrée à la maison pour ma naissance et qu'elle est restée quarante-cinq ans. Elle est morte à la maison et pendant la guerre, elle a été littéralement héroïque. Parce que quand mon père a été déporté, maman était pas… pas neurasthénique, pas une dépression mais c'était très difficile à vivre. Et il lui arrivait de dire : « Je n'en peux plus. Je crois que je vais me jeter par la fenêtre » et nounou a dormi au pied de son lit pendant toute l'Occupation. 

 

Edith : Elle s'appelait comment? 

 

Claude : Elle s’appelait Francine Dame (orth?). 

 

Edith : C'est un nom qui me dit quelque chose ?  On en parlait tout à l’heure.

 

Claude : Oui, parce que c'est mon premier faux nom. Ma première fausse carte d'identité a été au nom de Dame. Donc vie protégée, très protégée jusqu'à la guerre jusqu'à la guerre. Quel était le premier site de danger ? Alors voilà, quand nous sommes rentrés à Paris, après la débâcle, mon père a réagi comme presque tous les Juifs de ce milieu - c'est-à-dire que c'était des Juifs totalement intégrés qui avaient des positions importantes. Soit, disons même des hauts fonctionnaires, des grands avocats, des grands médecins, qui étaient en France depuis des siècles et qui n'arrivaient pas à comprendre qu'il pouvait leur arriver quelque chose, et d'autre part le gouvernement de Vichy et c'est là où ça a été tragique, les mesures antijuives sont venues d'une façon très insidieuse, ce qui fait qu'on se disait: « Oh bon, on va se déclarer au commissariat de police, c'est pas encore la mort, c'est acceptable. » Et puis peu à peu, les choses sont devenues comme ça, de plus en plus difficiles et c'est ce qui fait que beaucoup de gens ont... beaucoup de juifs d'origine française, ont été arrêtés, beaucoup ont eu peur et sont partis, mais quand même, beaucoup sont restés dans la France occupée.

 

Edith : Mais est-ce qu'il n’y avait pas des signes ? Par exemple, les Juifs qui venaient d'Allemagne se réfugier en France, est-ce qu’ils ne vous ont pas alertés?

 

Claude : Si, avant la guerre, je me rappelle que Maman a été avertie par un médecin allemand qui, qui, ne pouvant plus professer en France, faisait des semelles de chaussures. Ce qui était une chose tout à fait nouvelle à l'époque. Et il lui avait dit : « Madame, vous vous rendez pas compte. Il y a déjà des camps de concentration en Allemagne. Moi, j'ai fui l'Allemagne, vous ne vous rendez pas compte. » Mais malgré ces alertes, nous pensions que, étant français, ça ne pouvait pas arriver. Et c'est la raison pour laquelle nous sommes restés. Et alors? Peut-être que maintenant je vais parler de comment les choses se sont précipitées. 

 

Edith : J’aimerais que vous parliez un peu plus de votre père. 

 

Claude: Alors mon père était un homme délicieux, très estimé. Il avait fait des décors pour la Comédie-Française, pour Le Malade Imaginaire, entre autres, dans un décor du XVIIème qui, malheureusement, je crois avec la guerre, a disparu, qui était d'une beauté extraordinaire. Il avait travaillé bénévolement au Musée des Arts Décoratifs. Il a réalisé des expositions très importantes qui encore sont très recherchées aujourd'hui, les catalogues de ces expositions par les historiens d'art. Et puis, c'était un homme généreux. Nous nous en sommes aperçu très récemment. Il y a un livre apparu, édité par le musée du Louvre sur les grands donateurs du musée du Louvre, je crois de juste après la guerre de 14 et ma soeur est tombée dessus, sur un article sur papa qui est l'article le plus élogieux du livre. Et nous avons appris à cette occasion que papa avait fait des dons au musée du Louvre, des dons en argent et des dons d'objets. Il ne nous en a jamais parlé ni à maman, ni à nous, nous ne le savions pas. 

 

Edith : Et vos rapports de petite fille avec votre père ?

 

Claude : Ah ! Ils étaient excellents. Excellents. Il était très occupé, on ne le voyait pas beaucoup. Les enfants à l'époque ne voyaient pas tellement leurs parents parce qu'on était beaucoup avec le personnel, avec la nounou. Mais, ils étaient excellents, ils s'occupaient de nous très très bien. Je me rappelle que la dernière année de sa vie, c'est-à-dire tout de suite après la débâcle, j'étais une littéraire et je commençais à dévorer et papa avait envie, parce qu'à l'époque, on ne laissait pas lire n'importe quoi aux jeunes filles, et papa relisait toute la littérature avec moi et ça, c'est un souvenir inoubliable.

 

Edith : Et les rapports que vous aviez avec votre maman? 

 

Claude : Avec maman, c'était pas tout à fait aussi facile parce que maman était un peu nerveuse et je crois qu'elle aurait pas tellement désiré avoir quatre enfants et a trouvé ça un peu lourd, alors elle s'est beaucoup occupée des deux aînés. Et puis après euh, elle s'est un peu lassée.

 

Edith : Bon, donc disons que nous sommes à peu près en 40 et vous avez à ce moment-là, seize ans…

 

Claude : Non, j’ai quinze ans

 

Edith : alors qu’est-ce qui se passe ? 

 

Claude : Il se passe que d’Etretat, quand l'avancée des troupes allemandes est arrivée vers la Normandie déferler depuis le nord vers la Normandie, mes parents qui étaient à Paris, sont arrivés à Etretat au milieu de la nuit et ont dit: « On fait les paquets, on s’en va ! » Et nous sommes partis pour La Baule, où était la mère de mon père qui était très âgée. Alors ça, c'est un souvenir très net parce que nous avons pu avoir un taxi et nous avons été à Rouen, non au Havre qui n'était pas très loin et quand nous sommes arrivés au Havre au petit matin, le ciel était rouge car on avait fait flamber les réserves d'essence dans les réserves d'essence et il a fallu monter dans le train. Il y avait une foule épaisse, il y avait les gens qui arrivaient et il y avait les Belges qui arrivaient et les gens du Nord. On est arrivés à monter dans le train. C'était les trains absolument bourrés qu'on a connus pendant toute l'Occupation. Et après je ne sais pas combien d'heures de chemin de fer, nous sommes arrivés à La Baule, nous sommes restés jusqu'au mois de fin août, je pense.

 

Edith : Toute la famille est là ?

 

Claude : Non, il y avait mon père, ma mère, ma soeur a rejoint après et euh, ma plus jeune soeur et nounou. Mais mon frère était à Clermont-Ferrand parce qu'il présentait les grandes écoles et il n'y avait plus de classe préparatoire pour les grandes écoles en zone occupée. Et nous sommes restés deux mois à peu près à La Baule, jusqu'à ce que les Allemands arrivent à La Baule. Alors à ce moment-là, il y avait plus de raison de rester. Nous sommes retournés à Paris. 

 

Edith : Bon, alors là, commencent les grandes difficultés…

 

Claude : Alors là commencent les difficultés, les mesures anti-juives, les unes après les autres. Et puis, l'arrestation de mon père de la grande rafle très connue du douze décembre dix-neuf-cent quarante-et-un appelée la rafle des personnalités c'est-à-dire qu'il y a eu, je ne sais plus exactement le nombre mais je crois aux environs de cent ou cent cinquante Juifs très connus à Paris -des grands avocats, des gens de la finance, des grands architectes, des parlementaires - enfin et mon père s’est retrouvé avec quantité d'amis à lui. Alors là, maman … d'abord ça a été un choc terrible parce que la Gestapo est venue l'arrêter à cinq heures du matin. Nous avons entendu -l'appartement était à deux étages, nos chambres étaient au deuxième étage, il y avait un escalier intérieur - et mes soeurs et moi nous avons été réveillées par des bruits terrible, genre coups de crosse sur des portes, et nous sommes descendues et nous avons vu la Gestapo, et papa maman affolés et papa partir. Et alors maman tout de suite a dit : « Vous allez au lycée, vous occupez de rien ! » et elle est allée à la Croix-Rouge et je dois dire probablement qu’aux Etats Unis ça se sait aussi que la Croix-Rouge n'a pas été du tout bien. Elle connaissait quelqu'un d'important à la Croix-Rouge. Les portes se sont fermées, ils n'ont rien fait. Et elle a su quand même relativement vite, peut-être le soir même ou le lendemain, qu’on avait emmené tous ces hommes à Compiègne, dans un camp. Alors après, nous avons essayé d'avoir des nouvelles. Ca a été très difficile. Mais de fil en aiguille, on a connu, moi, par une camarade de classe qui connaissait un garçon qui n'avait pas de travail à ce moment-là et qui livrait des choses dans les camps, on a pu avoir un petit papier de papa, sachant qu'il allait bien, on a eu des petites choses, très, très peu de choses. Jusqu'au jour où, moi, je ne me rappelle plus comment, maman a su qu'on allait les faire partir de Compiègne pour aller à Drancy. Alors avec une de ses amies qui était Lucie Léon, c'étaient des Juifs d'origine russe, mais qui vivaient en France depuis très longtemps et Monsieur Léon était le traducteur de James Joyce. C'était un homme très remarquable et Lucie Léon et maman sont allées à Compiègne pour essayer de les apercevoir sur le quai de la gare. Elles les ont juste aperçus et c’était les gendarmes français qui les gardaient. Et un ami de mon père, Pierre Masse, qui était sénateur, s'est dressé et a crié très fort: « Je suis le sénateur Pierre Masse, vous ne m'empêcherez pas d'aller embrasser ma femme. » Ca, maman nous a raconté ! Alors après, ils ont été conduits à Drancy. A Drancy, ils sont restés relativement peu de temps, peut-être un mois. De là, ils sont allés au camp de Pithiviers et de Pithiviers, papa a été déporté. J'ai la date que j'ai retrouvée dans le livre de Klarsfeld, le vingt-trois septembre dix-neuf cent quarante-deux. Et à partir de ce moment-là, nous n'avons plus jamais rien su. Mais entre temps, maman nous avait fait quitter Paris, ma soeur aînée et moi, parce qu’une de ses amies lui avait dit: « Ils vont commencer à arrêter des femmes, vos filles aînées sont pratiquement des femmes. Il faut les faire partir. » Alors nous avons eu des faux papiers au nom de Damon. 

 

Edith : Excusez-moi, comment vous avez obtenu ces faux papiers? 

 

Claude : Alors ça c'est par une filière de francs-maçons car maman avait connu - toujours ces réseaux de bouche à oreille- un instituteur qui était franc-maçon et le gouvernement de Vichy avait destitué tous les francs-maçons. Donc, ce malheureux garçon, qui avait une quarantaine d'années, ne pouvait plus travailler, n'avait plus de revenus et il est rentré dans la Résistance. Son travail, c'était de faire des faux-papiers. Alors il nous a fait des faux-papiers et ma soeur et moi, nous avons traversé la ligne de démarcation près de Bourges

 

Edith : Et elle se plaçait où cette ligne de démarcation ? Et alors elle démarquait quoi ?

 

Claude : Alors, la ligne de démarcation, c'est que les Allemands ont pensé que d'occuper toute la France nécessiterait énormément de soldats et de Gestapo et de gendarmerie. Ils ont donc pris les points qu'ils considéraient comme les plus stratégiques, c'est-à-dire toutes les côtes, aussi bien la côte de la Manche que de l'Atlantique jusqu'à la frontière espagnole et l'Alsace et la Lorraine qui ont eu un statut spécial. Les Alsaciens et Lorrains, même ceux qui n'étaient pas juifs, ont été au camp du Struthof. Ca a été terrible et le Nord, il y a eu une ligne transversale et le Sud était en partie occupée par les Allemands et la partie Est avec la frontière italienne, les Alpes étaient occupées par les Italiens. Nous avons donc passé la ligne de démarcation à peu près aux environs de Bourges avec cet instituteur et trois ou quatre autres personnes – une dame juive avec un enfant. Il y avait un enfant aussi. Alors il fallait… il se renseignait pour savoir à quelle heure passaient les patrouilles, il y avait des gens qui leur donnaient les indications, les patrouilles passaient à heure fixe et alors il a fallu passer à travers champs. Faire… pas très long… un ou deux kilomètres à travers champs et après on nous a dit : « Bon, maintenant ca y est, vous y êtes, en zone libre » et nous avons pris le train, ma soeur et moi, nous avons changé plusieurs fois ce je ne me rappelle plus pour arriver à Aix-en-Provence où mon frère était à ce moment-là avec ma grand-mère paternelle. Et quand nous sommes arrivées, il n'était pas là. Non, il était encore à Grenoble, mais, il y avait ma grand-mère paternelle et des cousins et nos cousins nous ont logées ma soeur et moi. Nous étions épuisées de fatigue. Ils nous ont dit : « Vous vous couchez, vous dînez, vous vous couchez » et j'étais tellement fatiguée que je crois que j'ai dû dormir jusqu'à  trois ou quatre heures de l'après-midi, le lendemain. Et j'ai entendu – je devais être à peu près réveillée - la voix de mon frère. J’ai eu une grande émotion. Je me suis jetée dans ses bras en chemise de nuit. Il m'a embrassée. Il y avait deux ans qu'il ne m'avait pas vue. Il m'a regardée et m'a dit: « Ecoute, je ne te reconnais pas » parce que j'avais beaucoup grandi et j'avais beaucoup changé. Et à partir de ce moment-là, alors moi, je suis restée à Aix-en-Provence avec ma soeur aînée. Et au moment de la rafle du Vel d'Hiv du seize juillet, je ne suis pas sûre si c'est 42 ou 43, je ne l’ai pas en tête, maman a envoyé ma plus jeune soeur qui n'avait que onze ans, en pensant qu'on allait aussi arrêter les enfants. Mais elle a voulu rester à Paris pour essayer d'avoir des nouvelles de mon père. Alors ma soeur a passé la ligne de démarcation, toujours avec le même instituteur, mais dans la région de Dax. Et maman lui avait dit: « Écoute, on ne sait pas ce qui peut arriver, il y a un très fidèle employé de l’un de tes cousins qui est retraité à Dax, je vais te donner son nom et son adresse. » Et quand ils sont arrivés pour passer la ligne, le passeur a dit : « Non, c'est trop dangereux ! Il y a eu des gens arrêtés hier. Il faut retourner. » Et ma petite soeur, qui avait onze ans, a dit à cet instituteur : « Monsieur moi je ne reviens pas à Paris parce que maman va pleurer. » Et elle est partie toute seule à la recherche de ce monsieur. A la nuit, elle a trouvé ce monsieur qui l'a nourrie, qui l’a logée et qui a trouvé un autre passage et elle est passée. Ce qu'il faut vous dire aussi, c'est que ma soeur avait été… avait le mal d'auto et le mal de train et que dans tout ce voyage jusqu'à Dax, elle a vomi sur la Gestapo et il s'est rien passé. Mais enfin elle a vomi. Elle était très contente quand elle est arrivée, elle nous a dit : « J'ai vomi sur la Gestapo ! » et elle est arrivée à Aix. Alors là, nous sommes un peu retournées au lycée toutes les deux. Pas beaucoup. C’était l’été. Et puis nous sommes restées à Aix et quelques mois après, les Allemands ont envahi la bande sud, donc le littoral méditerranéen, donc Aix était compris de nouveau dans l'occupation allemande. Alors nous avons rejoint notre frère qui faisait ses études à Grenoble. N'ayant pas pu… à cause du numerus clausus il avait été admissible à Polytechnique, et puis reçu. Mais comme on prenait, je crois, que deux Juifs -il était le troisième- il n'a pas pu intégrer Polytechnique. Il s'est donc rabattu sur des études à Grenoble, à l'Institut électrotechnique. Alors nous l'avons rejoint. Et là, nous avons habité dans une petite pension de famille pour étudiants extrêmement modestes. Et nous sommes restés là encore pas mal de temps. Puis mon frère a pensé qu'il allait partir au STO et qu'il ne pouvait pas rester et qu'il fallait qu’il rejoigne... qu’il se batte pour son pays. Il a donc quitté la France. Il faut dire qu'à l'époque, il s'était fiancé très jeune avec la fille de René Mayer, qui est devenu ministre après la guerre, qui a quitté aussi la France et qui est allé à Alger. Il a donc quitté la France. Il a traversé les Pyrénées et comme c'est un mathématicien et qu’il n'avait pas du tout envie d'un confort, il avait préparé méticuleusement son évasion de France. Il a eu aussi beaucoup de chance. Il est arrivé à ne pas être dans un camp espagnol. Il est arrivé directement a Madrid avec des péripéties incroyables, accroché sous un camion de Basques qui étaient des patriotes. Il est arrivé à Madrid et à Madrid il avait une adresse par Monsieur René Mayer. Il avait une adresse d'une dame. Je me rappelle que c'était une comtesse espagnole et qui les faisait passer en Espagne. Alors lui, il a rejoint la côte. Je ne sais plus. Je crois que c'est par Barcelone qu'il est parti et il est parti sur un voilier avec des communistes espagnols. Et le voilier a été arraisonné par les Anglais ou par les Américains. Il est arrivé en Afrique du Nord. Lui n'a eu aucun ennui parce que René Mayer était déjà passé et il a téléphoné et tout de suite, ça a été. Et je peux peut-être raconter une anecdote amusante. Il est allé à l'école d'officiers de Cherchell tout de suite où il y avait des officiers pro-Pétain qui leur ont mené une vie épouvantable et il allait le dimanche déjeuner chez son futur beau-père. Et un jour, il est arrivé et le Général de Gaulle déjeunait là. Alors Monsieur René Mayer a présenté Thierry au Général de Gaulle en disant: « Je vous présente mon futur gendre. » Et le Général de Gaulle lui a dit: « Mon jeune ami, qu'est ce qu'on pense de moi en France occupée ? » Et mon frère a répondu : « Mon Général, les Français ont faim. » Et quand il est arrivé à Cherchell, ses camarades avaient su qu'il avait déjeuné avec de Gaulle et ils lui dit : « Alors ? Comment il est le Général ? » Et il a répondu : « Et bien il est grand ! » ce qui a beaucoup amusé. Alors mon frère, donc après a fait le débarquement du Sud, a fait la bataille de la campagne d'Italie, la bataille de Cassino, il en est sorti vivant. C'est un miracle. Et alors ? Nous sommes restées les trois filles à Grenoble.

 

Edith : Justement, j'allais vous poser la question. Et les trois filles étaient là. Et votre mère n’était pas là.

 

Claude : Maman était toujours à Paris pour essayer d'avoir des nouvelles. Et nous étions à Grenoble. Et alors là, maman est arrivée parce qu'elle a vu qu'elle pouvait plus rien faire. Alors maman est arrivée à Grenoble et on n'a pas voulu rester. On est restés peut-être un mois ou deux. Et puis nous n'avons pas voulu rester à Grenoble parce que c'était dangereux, il y avait les Allemands et maman s'est mise en rapport avec une de mes cousines qui était à Albi. Alors nous sommes parties pour Albi, voir si à Albi les choses pourraient s'arranger. C'était pas très facile. C'était une ville quand même relativement petite. Maman avait pensé à un moment donné me faire faire ma classe de philo chez les bonnes soeurs et je me rappelle que nous avons été trouver la Mère supérieure qui a été délicieuse, qui a dit : « Ecoutez, je suis tout à fait d'accord pour la prendre, mais il faut qu'elle apprenne à suivre un service catholique parce que je ne réponds pas des élèves que j'ai. Donc c'est pas très facile. » Et maman après avoir hésité, s'est dit : « Je mets peut-être cette femme en danger. » Donc, nous n'avons pas pris cette solution et nous sommes allés … de là, maman s'est mise en rapport avec une amie à elle de toujours qui était Mme Pol Neveux, la veuve de l'écrivain Pol Neveux, qui était à Villeneuve-sur-Lot. Et elle avait son filleul qui était Claude Raphaël-Leygues, qui avait un château assez délabré mais un château et nous avons habité là tout un hiver. Alors, maman, nounou qui est arrivée, ma jeune soeur et moi. Moi, je pouvais pas faire tellement d’études, je m'occupais comme je pouvais. Et puis,…

 

Edith : Vous vous appeliez comment à cette époque ?

 

Claude : A ce moment-là, on avait changé de nom, je ne sais plus pour quelle raison… si, parce qu’il fallait aussi des papiers à maman, on a tous changé de nom, nous nous appelions Bordes. Et là, maman a trouvé que les choses devenaient assez dangereuses. Et moi j'ai dit : « Ecoute, tu es dans un état d'inquiétude terrible. Moi, je crois que j'ai une idée. Je vais écrire à mon professeure de lycée » qu'elle connaissait, qui était devenue une amie, qui était très jeune, agrégée de lettres, qui s'appelait Madeleine Michelis, nom très célèbre dans la résistance car elle a fait une résistance fantastique et elle a été arrêtée et elle a été torturée à la Gestapo, au lycée Montaigne et jusqu'à la mort. Et ce que j'ai oublié de dire, c'est que quand je l'ai eue, l’année que j'ai passée à Paris, au lycée Victor-Duruy, tout de suite après la Débâcle, je l'ai eue comme professeure et nous nous sommes liées d'amitié. Et elle était dans un réseau qui dépendait de l'Education Nationale. Et comme le ministère de l'Education Nationale était rue de Grenelle, je ne sais pas s'il fonctionnait vraiment… ça, je ne me rappelle pas parce qu'il devait il y en avoir un à Vichy, mais il devait quand même y avoir quelque chose en France occupée et elle me donnait des plis a aller remettre parce que j'avais l'air encore très jeune et c'était moins dangereux que si elle y allait très souvent. Alors donc, de Villeneuve-sur-Lot, j'ai écrit une lettre, comme nous les écrivions à l'époque, c'est-à -dire avec… c'était un peu un roman, mais on pouvait comprendre à travers les lignes. Je lui ai écrit qu'il fallait que je me cache et où je pouvais aller ? Et elle m'a répondu : « Je sais que ta santé est très mauvaise, que tu as beaucoup grandi, que ta mère s'inquiète sur ta santé, que tu as une scoliose, qu’on a peur d'une tuberculose. Je crois que tu serais beaucoup mieux en pleine campagne et tu peux rejoindre mon amie Betty Orlhac, qui habite près de Cazaubon, dans le Gers. » Alors je suis partie avec maman, parce que ma pauvre mère, à ce moment-là, était quand même un peu dépassée par les événements. Et elle était effectivement hantée par l'idée que je n'avais pas à manger suffisamment. Alors nous avons pris des moyens de transport compliqués parce que c'était toujours… il fallait toujours prendre des tas de moyens de transports et nous sommes arrivées à la nuit tombante chez un médecin, dont j'ai oublié le nom, qui était un vieux médecin de campagne qui ne professait presque plus et qui avait une grosse propriété terrienne. Et il a couché maman là. Et moi, je suis allée directement dans un lieu-dit qui s'appelle Le Perreuil. C'était une ferme très délabrée où Betty Orlhac et son mari s'étaient refugiés. Ils n'étaient pas juifs, elle était anglaise, elle avait épousé Jean Orlhac qui était français mais qui était un garçon qui n'avait pas fait d'études et ils avaient eu quatre petits bébés les uns après les autres. Quatre petits garçons. 

 

Edith : Nous sommes là, en fait, je crois bien en quarante trois ? Est-ce que vous pouvez placer plus loin encore ? Quel mois de l'année? 

 

Claude : En fait le mois de l'année, ça, je saurais pas dire ça devait être vers le mois de septembre. Oh peut-être même avant, c'est difficile à dire, je me rappelle plus. Mais… 

 

Edith : On parlait de quelqu'un qui a l'air d'avoir joué un très grand rôle dans votre vie. C'est votre professeur qui s'appelle Madeleine Michelis, si je ne me trompe pas. Parlez-moi un peu d’elle s’il vous plaît.

 

Claude : Oui, c'était une femme tout à fait extraordinaire issue d'un milieu très modeste, je crois que son père était cordonnier ou quelque chose de ce genre, et qui avait fait des études extrêmement brillantes. Et elle me parlait tout à fait comme une adulte. J'étais une bonne élève en lettres, elle s'était attachée à moi et elle me disait toujours : « Moi je suis une pacifiste, je suis une pacifiste. » C'était comme beaucoup de professeurs, elle devait avoir des idées un peu à gauche et dès qu’il y a eu la débâcle, là, ça a été fini, ça a été le patriotisme qui passait avant tout et la négation totale de sa propre vie. Et sa fin a été absolument abominable. Elle a été martyrisée d'une façon atroce. Et elle a sauvé énormément de gens parce qu'elle a, je crois que le principal de ce qu'elle a fait avant d’être tuée, c'est qu'elle s'occupait des soldats anglais parachutés en France pour les faire après finir le parcours qu'ils avaient à faire et les conduire dans Paris. Et c'était quand même des choses extraordinairement dangereuses. Mais c'est quelqu'un qui a énormément compté dans ma vie, à tous les points de vue, par sa générosité, par son intelligence. Et c'est après la guerre, seulement après la guerre, tout de suite après la guerre, que j'ai su comment elle avait fini.

 

Edith : Mais vous avez dit que la première activité que vous avez eue grâce à elle, c'est les plis ?

 

Claude : Oui, je portais des plis, je portais quelques plis, mais j'étais très jeune, je portais quelques plis. Alors nous en étions… ? Donc je crois mon arrivée au… voilà ! Alors moi, je savais quand elle m'a répondu… je savais que j'allais au maquis, mais je ne l'ai pas dit à maman parce que je savais qu'elle n'aurait pas voulu parce qu'elle trouvait que c'était un risque trop grand. Mais je le savais. Et alors ? Donc, nous sommes arrivées chez ce vieux docteur qui a couché maman pour la nuit, parce qu'elle voulait voir où j'allais vivre. Et moi, il m'a dit : « Ecoutez, c'est très simple, vous descendez la petite colline. En bas, il y a un tout petit ruisseau avec un pont. Vous remontez la colline. Betty vous attend. Elle va, elle va… les chiens vont certainement aboyer et vous allez trouver. » Et moi, j'étais terrorisée par les chiens et j’ai fait cette petite promenade terrorisée par les chiens qui aboyaient. Et tout d'un coup, j'ai entendu une voix qui m'a dit : « C'est vous ? C'est vous, Claude? » J’ai dit : «  Oui, oui, c'est moi. » « Bon, ne bougez pas, je viens vous chercher » et elle est arrivée. Et j'ai vu une jeune femme ravissante avec un type britannique dans des sabots, avec des vieux pulls, des vieux vêtements lamentables, et nous avons pénétré dans une maison, euh dans une maison. C'était une petite très petite ferme qui avait été abandonnée depuis des années. Le toit était crevé en plusieurs endroits. On mettait des bassines parce qu'il pleuvait. Il n'y avait pas de sol, il y avait de la terre battue et je suis arrivée pour trouver donc Betty. Les enfants étaient couchés, les quatre petits garçons étaient couchés, le feu dans la cheminée et une autre, une autre dame qu'on m'a présentée et on m'a tout de suite dit son nom. Coïncidence, elle s'appelait Madeleine Bloch, mais elle avait aussi un faux nom. Elle était une femme charmante, mais pas du tout pratique, complètement débordées par les événements. Quand il fallait prendre une décision, elle était beaucoup plus âgée que moi - elle avait quoi ? je la trouvais vieille… elle devait avoir trente ans. Et alors, il y avait un désordre épouvantable, des plumes de volailles partout. Elles étaient en train de plumer la volaille parce que le lendemain, on tuait le cochon. Et ça, c'est un grand événement à la campagne, c'était la tue-cochon et on a des bouchers qui viennent pour tuer le cochon. Il y a tout le travail. Des femmes du voisinage viennent pour préparer tout ça et elles m'ont dit : « Est-ce que vous avez dîné ? » Alors, j'ai dit « Non ». Alors on m'a dit : « On va vous faire une omelette? Combien d’oeufs ? » Alors moi, habituée aux restrictions, j’ai dit : « Bah un oeuf. » On m'a dit : « Mais une omelette, c'est pas un oeuf. Deux ? Trois oeufs ? » J'ai dit trois. Alors à ce moment-là, elles ont compris : « Bon, on va vous faire une omelette de six oeufs, ca ira beaucoup mieux après. » C'était Byzance, je n'en croyais pas mes yeux. Alors l'installation était extrêmement rudimentaire. J'avais une espèce de petit taudis avec une paillasse par terre et le lendemain on a dormi et le lendemain, euh, a été la tue-cochon. Alors j'ai fait la connaissance de tout le monde. Le mari de Betty qui était Jean Orlhac - un type pas intelligent mais très brave type, très patriote - un garçon qui était un peu plus âgé que moi, qui avait vingt ans, qui s'appelait René Dubosc, qui était un enfant du pays, qui avait fait ses études dans le village à côté, à Cazaubon, qui était à cinq kilomètres de chez nous et qui se destinait à être instituteur. Et puis un garçon qu'on appelait Marcel. Je ne me rappelle plus du tout sous quel nom il était. Ce garçon était un gardien de prison. Il était d'origines on ne peut plus modestes, un personnage très rustre mais avec quelques finesses et dont la tête était mise à prix dans toutes les gendarmeries de France car il avait fait évader Mendès-France de la prison de Riom. Alors ça consistait notre tout petit noyau de maquis et peu à peu, au fil des jours, nous avons essayé de noyauter d'autres personnes. Ca n'a pas été facile car, quand on a essayé de commencer à parler de ce projet, on nous répondait « Oh le Gers, c'est pas la France ! » C'était vraiment la campagne, la campagne très profonde, très, qui ne voulait pas savoir ce qui se passait, qui n'était pas intéressée. Alors notre vie quotidienne était extrêmement dure parce que pour se nourrir, il fallait cultiver la terre. C'est un pays où il y avait pour traîner la charrue des bœufs qu’on liait avec des jougs. Nous avions une douzaine de têtes de bétail, des boeufs et des vaches. Il fallait traire les vaches. Il fallait faire les étables, il fallait rentrer le foin, fallait faire le potager, il fallait faire les vignes. Il fallait sulfater les vignes, il fallait s'occuper des enfants. Il fallait faire la cuisine et bien mon Dieu, j'ai fait ça très facilement. Ca m'a posé aucune difficulté et je fais une petite parenthèse pour dire que je crois que les enfants qui ont été, même dans un milieu très riche, mais qui ont été bien élevés, ils peuvent s'adapter à tout. C'est ça le secret de l'existence.

 

Alors bon ça va continuer comme ça pendant… alors, si, ce que je dois dire, c'est que maman qui est restée le lendemain pour assister à la tue-cochon a été horrifiée par ce qu'elle a vu, elle m'a dit : « Ecoute, c'est pas possible que tu restes dans un endroit pareil ! Si ça ne va pas, tu reviens, on trouvera autre chose » et je dis à maman : « Je t'assure, ça va aller, ça va aller » et ça a été très bien. Et alors que quelques temps après nous avons commencé à avoir des parachutages d'armes, c'est-à-dire que nous avions des radios clandestines mais qui n'étaient pas chez nous, qui était un peu plus loin pour ne pas mettre tous les risques en même temps et les garçons allaient les chercher par les bois. Ils passaient par les bois. Je ne suis jamais allée là, mais je sais qu'ils avaient un relais où il y avait une radio clandestine et on nous prévenait par ces petites phrases très bizarres que nous entendions toujours : « L'orange n'est pas mûre » ou « le chanoine sonnera deux fois », des choses de ce genre. Nous avons su que nous allions recevoir un parachutage d'armes. Alors les armes arrivaient dans des grands bidons cylindriques attachés à des parachutes et il a fallu baliser un champ pour que les aviateurs puissent reconnaître l’endroit où on allait parachuter des armes. Alors, on mettait des petits luminions, des petites bougies dans l'huile, enfin des petites choses dans l'huile, sur un terrain assez rectangulaire. Et puis la nuit, il fallait très vite ramasser les conteneurs, les faire disparaître. On avait creusé des fosses dans la forêt parce que juste derrière la ferme commençait une sorte de bois qui allait rejoindre… nous étions aux confins des Landes, alors on avait creusé des fosses assez profondes pour mettre les conteneurs et des fosses moins profonde pour mettre les armes. Alors là, le chef de notre maquis, qui s'appelait le commandant Malandin, qui venait nous voir de temps en temps mais qui avait des hommes, pas mal d'hommes, à une dizaine, dix, quinze kilomètres de là, est venu nous apprendre le maniement des armes. Alors moi, j'ai appris à monter et à démonter une mitraillette et à lancer des grenades et quelques temps après, on a centralisé ces armes avec d'autres armes qui avaient été envoyées dans des endroits relativement proches. Et Jean Orlhac est parti seul, sans les deux autres garçons. Il n'a pas voulu leur faire prendre le risque. Il est parti avec une charrette de foin et les armes sous le foin et quelle n'a pas été notre stupeur d'entendre l'aîné des petits garçons, qui avait six ans et qui jouait avec un voisin - les voisins étaient très loin. Les premiers voisins étaient à trois kilomètres à travers les vignes - et qui lui disait : « Ah ! mon papa, il a des pan-pans à la maison. » Ca a été un petit choc ! Là, on s'est dit : « Euh, c'est mal parti » mais ça n'a pas eu de suite. Quelques temps après, les hommes sont tous partis. Les trois garçons sont partis, ils sont allés se battre à la pointe du Grave, c'est-à -dire à peu près au nord de Bordeaux où il y a eu des batailles assez sanglantes et nous sommes donc restées les trois femmes toutes seules. Et Jean Orlhac avait dit à notre voisin le plus proche, le paysan qui était à côté : « Sois gentil, veille un peu sur ces trois femmes, parce que s'il y a des travaux trop durs ou des choses de ce genre, veille un peu sur elles. » Je dois dire qu’on n’a pas eu beaucoup d'aide. Nous avons mis un point d'honneur à tout faire toutes seules. Nous avons même rentré le foin. C'est un travail très dur. Nous avons tout assumé toutes les trois. C’est-à-dire que Madeleine qui était une femme un peu forte, qui était pas capable de faire les travaux matériels, s'occupait des enfants et de la nourriture. Et Betty et moi, nous avions le reste et nous avons eu un soir une alerte très difficile. Comme nous étions sur le haut d'une colline, il y avait bien sûr ni eau, ni gaz, ni électricité donc c'était vers dix heures du soir, il faisait nuit noire, nous avons vu une lumière au loin et nous avons entendu le léger bruit d'une voiture. Alors nous nous sommes dit « Qu'est-ce que c'est que ça? » Parce qu'il y avait pas de routes goudronnées pour arriver jusqu'à chez nous, il fallait laisser la voiture. Il y avait un chemin de terre jusqu'à chez le médecin et ensuite il fallait aller à pied et nous avons vu arriver des soldats allemands qui sont venus et qui nous ont dit : « Vous avez été dénoncées. Il y a ici une dame anglaise. » Betty a dit : « Oui, je suis anglaise, mais je suis française par mon mariage. »

 - Oui, mais où est votre mari ? 

- Mon mari ? (C'était à peu près ce que disait toujours tout le monde) Ecoutez, il est parti pour Bordeaux. Il avait à faire à Bordeaux. Je ne l’ai jamais vu revenir, alors je suis très inquiète. Je ne sais pas ce qu'il lui est arrivé. 

- Et qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Pourquoi est-ce que vous êtes là alors ? 

Betty a dit : « Mais vous voyez, j'ai quatre jeunes bébés. Comment voulez vous ? Mon mari est pas très capable. Comment voulez vous que je puisse vivre à Paris ? Et Claude Bordes, qui est ici, est une amie de toujours. Ce sont des amies, une amie de ma famille de toujours. Et elle a fait une grosse crise de tuberculose et sa mère l'a envoyée. Ici, elle peut pas rester vivre dans une ville où elle était pas assez nourrie. »

Et Madeleine, je ne me rappelle plus son faux-nom, je ne sais plus ce quel avait inventé pour elle, mais autre chose. Et ils ont été très désagréables et je dois dire que nous n’en menions pas très larges. Et tout d'un coup, Betty a une idée de génie, parce que c'est le pays l’Armagnac, elle a dit : « Mais voulez-vous un petit verre d'Armagnac? » Alors, on leur a offert de l'Armagnac. Ils ont bu un, deux, trois verres. Betty leur a dit : « Vous savez, nous en avons tellement de l'Armagnac. Si ça vous fait plaisir, vous pouvez emporter quelques bouteilles. » Ils ont pris quelques bouteilles et ils sont partis ouf! Et puis nous avons continué notre travail comme ça, difficilement. J'ai attrapé la gale. Ca, ça a été aussi une histoire terrible parce que je pouvais plus dormir. C'est intenable la gale et le bon brave docteur m’a examinée - moi, je savais pas ce que j'avais - il m'a dit : « Oh la belle gale ! » avec son accent du Midi. Il m'a dit : « Ma petite chérie, vous n'avez qu'une chose à faire, vous allez aller tuer une bestiole quelconque pour avoir de la graisse de mouton ou de la graisse de ce que vous voulez et vous allez aller chercher du soufre chez le pharmacien, vous allez compiler tout ça et vous allez aller à Barbotan. » Barbotan est une petite ville d’eau pas très loin. J'avais pris un autocar à gazogène pour y aller. Il m'a dit : « Vous irez à Barbotan, vous ferez ce que faisaient les soldats de la guerre de 14 c'est-à -dire, la frotte. Vous frottez avec une brosse très forte et vous appliquez cette pommade partout sauf sur le visage. Ca va vous brûler. Le lendemain, vous allez prendre un bain et vous allez être guérie. Et en plus, vous mettrez tous vos vêtements dans le four pour tuer toutes les lentes. » Alors, c'est ce que j'ai fait et j'ai pensé que j'ai du donner la gale à tout l’établissement de bain. Et puis je suis revenue et je suis restée encore quelque temps. Nous avons continué à travailler, on n'avait pas de nouvelles des garçons, Betty se faisait beaucoup de souci. Et puis un jour, toujours par la radio clandestine, nous avons appris qu'il y avait des camps de concentration. Nous n'avons pas su les détails, nous n'avons pas su toutes les horreurs. Mais nous avons su que c'était une… nous ne savions pas qu’il y avait des chambres à gaz, pas su qu’on tuait les gens systématiquement. Mais nous avons su que le travail était terrible. Or mon père n'avait… il devait avoir cinquante ans à peu près quand il a été déporté… et il ne pouvait pas assumer ça. Donc, je pensais qu'il devait être mort et je me suis dis « Moi, la première chose, mon premier devoir c’est de rejoindre maman » parce qu'entre temps ma soeur aînée, elle, était restée à Albi. Comme elle était architecte, son professeur, le grand architecte Auguste Perret, lui avait dit d'aller chez un de ses élèves à  Albi avec une fausse carte, qu'il le préviendrait, qu'elle resterait là très tranquille, qu’il n’y avait aucune raison que personne ne la trouve jamais. Ce qu'elle a fait jusqu'à la Libération. Donc, je connaissais le caractère de ma soeur aînée. Je pensais qu'elle n’apprendrait pas ça, qu'elle n'avait pas de raison de pouvoir l’apprendre et que, d'autre part, elle avait pas le caractère de prendre sur elle, d'aller rejoindre maman dans des circonstances difficiles. Donc, je dis au revoir à Betty, à Madeleine et je suis partie.

 

Edith : Je voulais vous demander quelque chose. Ce groupe de résistance appartenait à qui ?

 

Claude : Aux FFI donc ça veut dire Forces Françaises de l'Intérieur. C'est-à–dire pas très politisé, pas un mouvement de résistance de gauche comme les FTP et pas le M.O.I. avec les enfants d'immigrés. Pas, pas,… pas le F.F.L. C'était vraiment apolitique, de tendance centriste. Il n'y avait pas… Nous ne faisions pas de politique, contrairement à beaucoup d'autres groupes de résistance. Il y avait pas d'arrière-pensées politiques. Et nous en étions… ?

 

Edith : Nous étions à vous partiez. Vous avez, vous avez décidé de rejoindre votre maman…

 

Claude : Oui, alors j'ai décidé de rejoindre ma mère qui était donc toujours à Villeneuve-sur-Lot mais plus … si, elle était toujours au château de la Mothe, chez les Raphaël. Alors je suis partie. Et pour faire à peu près cent-cinquante kilomètres à vol d'oiseau, j'ai mis trois jours. Ce qui vous donne une idée de ce que c'était que la Libération, parce qu'il y avait des endroits libérés, des endroits pas libérés, des endroits pas sûrs. Il pouvait rester des groupes armés allemands, des endroits où il y avait des résistants. Alors j'ai commencé par partir avec un car à gazogène jusqu'à Eauze qui est la capitale de l'Armagnac. C'est un gros bourg. Et là, il y avait un autocar qui aurait dû m'amener jusqu'à Auch. Alors j'ai dormi dans un hôtel, toujours avec mes faux-papiers, et j'avais dit à l’hôtel, c'était un tout petit hôtel, j'ai dit à la dame : « Vous me réveillez parce que je prends l'autocar demain matin » et je me suis réveillée en sursaut. Il était dix heures, elle m'a dit : « Non, je vous ai pas réveillée parce qu'il y a pas d’autocar, car aujourd'hui, il faut attendre demain. » C'était pas confortable d'être dans cette situation-là. J'ai passé pratiquement toute la journée à faire semblant de prier dans l’église. Et puis j’ai redormi à Eauze. Et le lendemain, j'ai pris l'autocar pour Auch. A Auch, on libérait Auch, on tirait sur les toits, on tirait dans toute la ville, alors c'était pas très simple non plus. J'ai traîné dans les librairies, j'ai traîné où j’ai pu puis j'ai fini par trouver un train. Vers midi, j'ai trouvé un train qui allait jusqu'à Agen. Alors j'ai pris ce train jusqu'à Agen. Nous avons traversé, en soulevant nos jupes, nous avons traversé un petit fleuve qui, heureusement l’été c’était pas très haut, car le pont avait sauté. Alors le train est allé jusqu'à ce petit fleuve et de là, on a attendu un autre train qui nous a amenés jusqu'à Agen. A Agen, c’est déjà une plus grande ville, j'avais pas du tout envie d'aller coucher dans un hôtel. J'étais très sale parce que quand j'étais au maquis, on n'avait pas beaucoup de possibilités pour se laver, il fallait chercher de l’eau de source avec un tonneau et les bœufs, donc l’eau était très, très contingentée. Et je me suis dit, parce que je m'étais laissé pousser les cheveux très longs et je faisais deux nattes parce que j'avais deux ans de moins sur ma carte d'identité, ce qui aidait les choses, parce qu'on me soupçonnait beaucoup moins facilement d'avoir des activités louches. Alors je suis allée voir…

 

Edith : Vous aviez 18 ans ?

 

Claude : J'avais dix huit ans par là, j'avais à peu près, oui, alors, mais j'avais pas du tout l'air d'avoir dix huit ans. Alors, je suis partie. Je cherchais un peu dans la ville et tout d'un coup, je me suis, je suis allée chez un petit coiffeur, alors je suis allée chez un petit coiffeur me faire couper un peu les nattes. Et puis je lui ai dit : « Vous savez, je suis un peu embêtée », j'ai un peu pleurniché, « il faut que j’aille rejoindre ma mère à Villeneuve-sur-Lot qui est malade. Mais là, je peux pas partir ce soir. Je peux partir que demain. J'ai pas beaucoup d'argent, ça m'ennuie d'aller à l'hôtel est-ce que vous croyez que … » Elle m'a dit : « Oh c'est très facile, vous allez dormir chez moi et puis vous me donnerez un petit quelque chose. » Alors j'ai dormi chez cette brave dame et le lendemain, j'ai encore pris un autocar jusqu'à un village, je ne sais plus lequel. Mais c'était pas Villeneuve-sur-Lot. Et ensuite, j'ai fait quatre ou cinq kilomètres à pied jusqu'au château de la Motte. Claude Rafael ( ?) m'a dit : « Ta mère n'est pas là, elle est chez Madame Paul Neveu. » Je lui ai laissé mon petit bagage et je suis partie chez Madame Paul Neveu. Je suis arrivée, elles allaient se mettre à table et quand maman m'a vue, elle ne m'a pas reconnue. J'étais extrêmement brunie par le soleil, j'avais attrapé des muscles énormes. J'avais fini de grandir. Elle m'a absolument pas reconnue, c’est une chose qui m'a bouleversée. C'est qu'après cette première journée passée ensemble, elle m'a regardée dans les yeux et elle m'a dit : « Tu es une femme, je n'ai plus rien à te dire. » Mon enfance était terminée, mon adolescence était terminée. Alors je suis restée avec maman parce qu'alors ma petite soeur, elle s'était encore séparée après Villeneuve de ma petite soeur, pour… la chose la moins dangereuse, c'était de pas être nombreux ensemble. Alors ma nounou a emmené ma petite soeur dans le pays de sa belle fille du côté de Poitiers et maman est restée à Villeneuve jusqu'à la fin, alors je Je l'ai donc rejointe. Nous avons pris deux chambres dans une pension de famille d'une dame très gentille. Et là, nous ne sommes pas restées très longtemps. Nous sommes tombées une fois sur une émission officielle, on a commencé à parler des camps, pas d'une façon très terrible, mais quand même, en disant que tous les Juifs étaient dans les camps, que tous les résistants étaient dans les camps. Maman n'avait plus qu'une idée, c'était de regagner Paris. Et j'avais une de mes cousines lointaines qui était mariée à un Chrétien, qui avait un poste dans l'administration très important à Toulouse, qui était pas du tout un collaborateur, qui a été très bien mais qui a un poste très important. Et maman m'a dit : « Nous allons à Toulouse ! » C'était pas très loin. « Nous allons à Toulouse chez les Cardin. » Nous avons donc débarqué à Toulouse et, à l'heure du déjeuner, et Annette Cardin a été extraordinaire. Elle nous a immédiatement emmenées à la Préfecture pour voir son mari qui a dit : « Ecoutez, je peux vous faire rentrer demain à Paris parce qu'une micheline qui va partir pour amener à Paris les officiels, même si vous êtes pas assises, vous la prenez. » Nous sommes donc parties toutes les deux pour Paris. Il y avait là des grands résistants, il y avait des gens extraordinaires. Nous sommes arrivées à Paris, gare de Lyon, vers minuit et on ne pouvait pas sortir de la gare parce qu'il y avait pas de métro. Il y avait rien du tout et c'était le lendemain ou le surlendemain de la libération de Paris.

 

Edith : Donc, nous sommes en août 44 là ?

 

Claude : Nous sommes en août 44. Il y avait du sang sur les trottoirs et il y avait aucun moyen de transport. Il y avait des camions ont montés sur des camions et maman avait une idée, c'était d'arriver le plus vite possible chez sa mère. Nous sommes arrivées chez ma grand-mère qui…

 

Edith : Je voulais vous demander à propos justement de votre grand mère, mais vous étiez disséminés un peu partout sauf elle qui …

 

Claude : Ah ma grand-mère paternelle, dont j'ai parlé à Aix-en-Provence, est morte. Elle était très âgée, elle est morte à Aix-en-Provence. Ma grand-mère maternelle, elle, n'a jamais voulu quitter Paris parce que dans cette guerre, elle a perdu deux gendres, mon père et le mari de sa fille aînée, qui était mort très jeune, qui est mort bêtement d'une pneumonie. Il n'y avait pas d'antibiotiques. Et elle a perdu un petit-fils qui est mort au maquis près de Grenoble. Alors et son autre petit fils, mon frère. On n'avait pas de nouvelles. Il faisait la campagne d'Italie. Donc ma grand-mère est restée à Paris, elle a quitté son appartement, nous l'avons su après, elle a quitté son appartement par des amis catholiques. Elle avait des faux-papiers et elle ne couchait pas deux nuits de suite dans le même endroit et elle a été sur le parvis de Notre-Dame le jour de la Libération de Paris. Elle était sur le parvis de Notre-dame avec les balles qui sifflaient partout et elle avait soixante-dix-huit ans. Alors nous avons rejoint bonne-maman qui a eu une grande émotion évidemment, quand elle nous a vu arriver. Elle avait un tout petit appartement. Nous avons habité chez elle parce que l'appartement du Quai d'Orsay, nous avions là des amis, et je reviens un peu en arrière, extraordinaires. Il y avait dans l'immeuble de mon père une famille de décorateurs qui avait un très très grand appartement, qui leur servait un peu de vitrine. Et avant que moi je ne quitte Paris, les fils Carléan ( orth?), il y avait trois garçons, ont dit : « Vous allez monter tous les objets de la collection de votre père -Vers trois heures du matin, il y a plus personne dans l’immeuble -chez nous et nous déménagerons avec des camions de notre société et nous les garderons jusqu'après la guerre. » Donc l'appartement des parents était totalement vide donc inhabitable. Alors très vite, maman toujours avec l’idée que peut-être papa revendrait, elle a pris une grande entreprise de nettoyage qui a tout nettoyé. Et puis, bon, nos lits, les choses modernes, étaient restés. On a retrouvé des choses et on a revécu là. Et puis on a eu assez vite des nouvelles de mon frère parce qu'il était, après la campagne d'Italie, il a été en garnison à Marseille et maman a tout de suite voulu voir son fils. Et là aussi, ça a été des retrouvailles incroyables. Elle l’avait pas vu pendant pratiquement quatre ans, elle avait laissé un petit jeune homme et elle a retrouvé quand elle est arrivée devant la caserne, elle a demandé aux plantons qui étaient là : « Je voudrais voir le Lieutenant Jean-Bloch » et le planton a répondu : « C'est l'officier qui commande les hommes là-bas » et elle n'en croyait pas ses yeux. Et elle a eu ce mot de mère merveilleux pendant le déjeuner. On lui a tout de suite donné une permission. Ils sont allés déjeuner ensemble, il faisait très froid, elle lui a dit : « Thierry, mais mets ton cache nez, il fait froid ! » et Thierry lui a répondu : « Écoute maman à Cassino je n'avais pas besoin de cache-nez. » Et alors, peu à peu, la famille est revenue.

 

Edith : Maintenant, j'allais vous demander. Les autres sœurs…

 

Claude : Les autres soeurs sont arrivées pas mal de temps… plus longtemps après, mais elles sont arrivées, tout le monde est arrivé. Et bien sûr, on n’a jamais, jamais eu de nouvelles de mon père. Et ce que je voulais dire aussi, c'est que papa avait fait la guerre de 14 brillamment. Ca aussi leur donnait l'idée qu'il ne serait jamais arrêté. Il avait la Croix-de-Guerre, la médaille militaire, la Légion d'honneur à titre militaire. Il avait fait la bataille de Verdun, ne pouvait pas penser qu'une chose pareille puisse arriver.

 

Edith : Justement, maintenant que nous sommes à la fin de la guerre, je voulais vous demander parce que vous avez parlé de trois personnes qui ont beaucoup compté à part vos parents, bien évidemment, donc, votre professeur, Madame Michelis, le gardien de prison…

 

Claude : Le gardien de prison, parce que je n'avais jamais côtoyé, ce genre de personnage et c'était un garçon extraordinairement rustre. Et il pouvait pas vivre sans une femme alors une fois par semaine, il allait retrouver une fille dans le village de Cazaubon où il y avait bien sûr des collaborateurs. Alors c'était toute une histoire. Il partait à la nuit et revenait avant le petit jour. Alors un jour, il a dit : « Ah, il faut que j'achète une brosse à dents parce que je vais rejoindre ma bien aimée. » Voyez un peu le genre de garçon que ça pouvait être, mais avec moi, il a toujours été absolument parfait. Il devait raconter avec les autres garçons des histoires très égrillardes de… Mais quand j'arrivais, il disait : “Voilà la Vierge. Taisons-nous ! » C’était tout à fait charmant.

 

Edith : Il vous a protégée

 

Claude : Oh oui, c'était un homme exquis.

 

Edith : Et je pense que vous avez aussi mentionné le nom de l'avocat, je crois, Léonce Bernheim.

 

Claude : Oui, parce que mon mari, alors il faut aussi que je vous raconte dans dans quelles conditions j'ai connu mon mari et puis rapidement son épopée. Oui, mon mari, euh, la mère de mon mari est la cousine de Léonce Bernheim. Léonce Bernheim est un juif qui était un juif croyant qui a vécu à Grenoble pendant l'Occupation et qui s’est surtout occupé de protéger des gens, de leur faire des papiers, de les caser dans des endroits où ils ne pouvaient pas être arrêtés. Il a sauvé des quantités de gens et lui et sa femme ont été déportés à Auschwitz. C'est donc le cousin de mon mari. Alors, mon mari, je l'ai rencontré… nous étions très très jeunes à Grenoble, dans cette fameuse pension de famille. Il faisait sa première année de médecine et, il ne m'a jamais dit à ce moment-là, mais il travaillait pour le Général Frère et il lui arrivait de faire des missions la nuit et de faire sa médecine le jour. Et lui est parti aussi. Et nous avons eu ce qu'on peut appeler un coup de foudre c'est-à -dire que nous nous sommes connus et nous, à l'époque, on se fiançait et ça ne se fait plus maintenant. Nous nous sommes fiancés très vite et il est parti, comme mon frère, par l'Espagne. Mais lui a eu un parcours beaucoup plus difficile. Il est arrivé jusqu'à la frontière espagnole, il n'a pas pu passer. Ensuite, il a trouvé un autre passeur. Il a fait cinquante quatre heures de marche à travers les Pyrénées et il est passé avec des Basques espagnols qui, heureusement, parlaient très bien l'espagnol parce que mon mari était extrêmement blond. Il n'avait vraiment pas l'air d'un Espagnol et ils ont été pris. Ils ont été dans un premier camp à Pampelune et ils s’en sont évadés à trois et, de là, ils sont arrivés à rejoindre Madrid. Mon mari avait, en cas de besoin, toujours la même adresse que mon frère, cette fameuse comtesse espagnole. Et il avait un tout petit peu d'argent et soi-disant le cure-dent en or de son arrière-grand-père que sa mère lui avait confié en cas de besoin. Alors il a essayé de vendre le cure-dent en or qui était en cuivre et s’est dit « Bon, il ne reste plus beaucoup de journées. Tant qu'à faire, je vais aller voir le musée du Prado. » Alors, le musée n'étant pas ouvert à l'heure où il y est allé, il est allé s'asseoir dans un jardin et une dame est venue s'asseoir à côté de lui, a commencé à nourrir son bébé et mon mari lui a dit : « Agua. Agua. » Parce qu'il voulait aller voir le petit lac. Alors elle a dit tout bas :

- Vous êtes français ? 

- Oui, je suis français. 

- D'où est-ce que vous venez ?

- De France (parce qu'il a tout de suite compris qu'elle était française)

Elle a dit : « Taisez-vous, vous me suivez a dix pas derrière. Je suis Madame Perrin. Mon mari est un ingénieur de Michelin en Espagne. Nous avons passé toute la guerre en Espagne. Vous me suivez. Je m'occupe de vous. »

Ces gens ont été extraordinaires. Il est arrivé chez les Perrin. Ils l’ont nourri, il pesait 42 kilos en sortant de prison espagnole. Ils l’ont nourri pendant quinze jours. Ils l’ont mis en rapport avec la Croix-Rouge car, là, la Croix-Rouge en Espagne, ça a bien fonctionné. Comme il était mineur, il a été probablement un des plus jeunes évadés de France. Elle s'est débrouillée… la dame de la Croix-Rouge s'est débrouillé pour le faire passer le plus vite possible en Espagne (sic). Il est arrivé, il est parti par Malaga. Il est arrivé, Il a couché dans une arène de taureaux. Dans l'eau, il y avait de l'eau, Ils avaient de l'eau. Ils étaient je ne sais pas combien de petits Français. Ils avaient de l'eau jusqu'aux genoux. Ils ont pris un bateau. Ils sont arrivés à Casablanca, à Casablanca. Ils ont été interrogés par l'Intelligence Service et on a dit à mon mari : « Dalsace ? » -parce qu’il avait aussi un faux nom, je ne sais plus quel était son faux nom et on lui a dit : « Dalsace ? Euh, c'est pas un nom. Ici, tout le monde s'appelle Bourgogne, Alsace, Lorraine. Et puis bon, comme vous êtes, vous êtes un espion allemand ! » Et on l'a véritablement interrogé pendant une nuit entière, il était épuisé et ne voyait pas comment il allait s'en sortir. Et tout d'un coup, il a une idée c’est qu'il avait un cousin Bernheim -ils étaient avait trois frères qui étaient partis aux Etats Unis en 39, à la débâcle - et il s’est dit « Tel que je connais mes cousins, ils ont dû s'engager. Il y en a peut- être un des trois qui est à Alger. » Alors il dit : « Ecoutez, j'ai trois cousins, Claude, Michel, et Alain. Il y en a peut-être un à Alger. » Et une heure après, on lui a dit : «  Votre cousin Claude Bernheim m'a dit que Bernard Dalsace, c'était votre vrai nom et que c’était vous. »

Edith : Bien, nous sommes à Alger maintenant c'est-à -dire que votre mari, votre futur mari, parce que c'est pas encore votre mari est à Alger. Alors qu'est-ce qui se passe?

 

Claude : Alors il s'engage. Il avait été dans un collège en Angleterre. Il avait une excellente connaissance de l'anglais et il était très, très, je ne dirais pas chétif, mais maigre et encore un très petit jeune homme. Il n'était pas… il a pas été réformé, mais on a préféré le prendre tout de suite comme interprète. Alors il est rentré dans un groupe de bombardiers français tout à fait en relation avec un groupe américain. Et il a très vite débarqué en Sardaigne d'abord, ensuite dans le Midi. Ensuite, il est venu… dès qu'il a débarqué dans le Midi, on lui a donné une permission pour venir à Paris et c'est là où je l'ai retrouvé. Il est arrivé quai d'Orsay, maman savait bien sûr que j’étais fiancée et elle trouvait que c'était une folie, qu'elle avait bien assez de soucis comme ça, sans avoir une fille qui allait se marier beaucoup trop jeune avec un garçon qui n'avait ni métier ni rien du tout. Et il est arrivé quai d'Orsay et maman n'a pas été très liante et nous nous sommes retrouvés comme nous nous étions quittés avec beaucoup, beaucoup, beaucoup d'émotion, beaucoup, beaucoup d'amour. Et mon mari les études de médecine adieu parce que son père, qui avait perdu sa clientèle et les confrères s'étaient pas gênés pour attraper les malades, repartait à zéro. Et il lui a dit : “Ecoute mon garçon, il faut que tu choisisses : ou tu fais ta médecine, ou tu te maries. Mais moi je peux pas t’entretenir une famille pendant huit ans de médecine parce que vous allez vous marier, vous allez avoir des enfants. Moi je peux pas faire ça.” Par conséquent et mon mari a dit : “Ben, je me marie et je ferai autre chose.” Ca a été très dur. Ca a été très dur pendant plusieurs années et je suis sûre qu'il aurait fait un excellent médecin. Et bien il a cherché une situation et il est rentré tout de suite dans une affaire commerciale et ça a bien marché.

 

Edith : Et vous même, donc nous sommes là en quarante, quarante-cinq…

 

Claude : En quarante cinq alors que nous nous sommes mariés en novembre quarante cinq. Alors moi, j'ai eu du mal à reprendre la vie normale. Oui, mes beaux parents auraient voulu que je refasse des études. Je dois dire, je n'ai pas eu le courage. J'ai essayé. J'ai un peu travaillé dans une agence de presse parce que je rédigeais très bien, mais c'était pas très intéressant. Enfin, de fil en aiguille, quand j'ai vu que mon mari travaillait énormément, n'avait pas d'heure, je me suis dit : « Si moi je travaille, on se verra jamais. Il arrive à gagner sa vie, nous n’avons pas des besoins… » Nous avons commencé très modestement, nous n'avions pas deS gros besoins et très vite, je me suis beaucoup intéressée, bien sûr, à l'histoire de l'art. J'ai fait de l'histoire de l'art et j'ai travaillé pour des collectionneurs et j'ai fait des travaux de ce genre toute ma vie. Et puis, j'ai travaillé pour l'O.S.E que tout le monde doit connaître, qui est l'oeuvre de secours aux enfants. Je me suis occupée des ventes de charité, de différentes activités à l’O.S.E. parce que c'était indispensable.

 

Edith : Vous m’avez mentionné l'hotel Lutetia. Qu'est-ce …

 

Claude : oui oui, alors c'était quand les déportés ont commencé à venir, à revenir, il y a eu un grand centre d'accueil là. Il y avait ceux qui étaient à peu près en bon état, qui arrivaient sur les quais de la gare et les familles les attendaient. Ils allaient directement, pratiquement directement dans leur famille. Il y avait ceux qui ne savaient pas qui ils allaient retrouver, c'étaient principalement les Juifs. Ceux qui y étaient pour résistance risquaient de retrouver de la famille. On les conduisait en autocar à l'hôtel Lutetia qui avait été réquisitionné car, pendant l'Occupation, il y avait les Allemands et c'est un hôtel important, avec beaucoup de chambres. Alors en bas, il y avait tout un staff médical. On vaccinait immédiatement contre le typhus, on les faisait passer à la radio, ceux qui étaient en trop mauvais état, on les dirigeait sur les hôpitaux, les autres, on faisait partir les poux enfin tout ce qui pouvait y avoir, on leur donnait des douches et surtout une chose très très importante, on les nourrissait avec des régimes appropriés parce qu'il fallait qu’ils reprennent un régime alimentaire très lentement. Et alors, on ne savait jamais à quelle heure ils arrivaient. Ils arrivaient la nuit, ils arrivaient le jour. Il n’y a avait pas d’heure. Alors il y avait des équipes de nuit, y avait des équipes de jour. On restait … moi, je m'occupais de prendre les états civils pour essayer de savoir où pouvaient être les familles, où il les avait laissées quand ils avaient été déportés, essayer de retrouver… et c'était un travail très pénible. Mais très utile. J'ai même retrouvé une camarade de lycée qui n'était pas juive et je lui ai dit : “Mais qu'est-ce que tu fais là ?” Elle me dit : “Euh bah tu sais. Euh moi je me doutais bien que toi, tu devais faire des choses, mais moi je faisais de mon côté. Je, c'est moi qui faisais la boîte à lettres pour mes parents et un jour on a été arrêtés, mes parents et mes deux soeurs, malheureusement, ma mère est morte, mais je reviens avec mon père, ma soeur et mon père.”

 

Edith : Je me demandais aussi c'est après la guerre, après tout ce que vous avez vécu et tout ça que vous avez appris donc cette déportation en masse et tout.. Est-ce que ça vous a rapprochée du judaïsme? En tant que religion

 

Claude : Non, pas du tout non, non, moi je suis agnostique. Je crois que je ne pourrai jamais adhérer à une religion parce que la religion elle est faite par les hommes et il y a trop de petitesses. Non, je crois qu'il y a quelque chose de supérieur. Je crois qu’on est sur la terre pour le bien et pas le mal, qu'il faut essayer de s'améliorer toute sa vie. Mais ça ne va pas au-delà. J'ai trop vu de petitesses à travers la religion.

 

Edith : Vos activités maintenant c'est… vous faites partie je pense des Fils et Filles de Déportés

 

Claude : Bien sûr. Et puis les drames ont continué dans notre famille comme dans toutes les familles. J'ai perdu il y a presque sept ans, une nièce d'un cancer du sein qui était divorcée d'un garçon qui ne voulait pas travailler, qui s'est mis à boire et il y avait une petite fille qui avait cinq ans et demi six ans. Et mon mari et moi nous nous sommes battus pour l'adopter parce que le père voulait la récupérer pour essayer bien sûr de soutirer de l'argent car il était incapable de subvenir à ses besoins et après cinq ans de procès, nous avons gagné et nous avons adopté la petite fille qui a maintenant… qui aura treize ans demain et que nous élevons. Et c'est curieux, parce que nous n'avons jamais eu d'enfant. Nous n'en avons pas eu de regret. Moi, je ne tenais pas trop à avoir des enfants. Je me disais toujours si c'est pour recommencer des horreurs pareilles, alors que d'autres enfants de déportés n'ont eu qu’une idée c’est d'avoir des familles nombreuses. Chacun a réagi comme il a pu. Mais maintenant, je suis très contente d'avoir cette petite fille parce que je me dis qu’une de mes amis, qui est très religieuse, m'a dit que, je crois que c'est dans le Talmud, il est dit que “Qui sauve un enfant sauve l'humanité entière.”

 

Edith : Ce que je vais vous demander aussi donc vous, votre vie vous m'avez également dit que vous voyagez beaucoup,

 

Claude: Comme nous… dès que nous avons eu un peu d'argent, nous avons été passionnés de voyage et nous avons voyagé pratiquement partout dans le monde entier surtout pour visiter les musées, pour visiter des sites archéologiques. Nous avons visité quelquefois dans des conditions très, très difficiles. Nous avons été en Afghanistan. Nous avons été dans le désert du Soudan, enfin des endroits que vraiment peu de gens vont parce que c'est difficile.

 

Edith : Mais justement, il y a toujours une question qu’on pose à tout le monde, à  propos du message que vous pensez ou penserez laisser à votre fille ou aux autres enfants et petits enfants du monde : Cinquante ans après la guerre, qu'est-ce qu'il faut dire?

 

Claude : Moi, j'ai dit à Amandine, j'aurais voulu que ce soit elle qui vienne le dire, mais elle dit qu'elle est très timide. Alors vous la verrez peut-être si elle veut bien venir, juste faire photographier. Mais elle sait qu'il faut continuer. Elle sait qu'elle est à moitié-juive parce que son père n'était pas juif. Elle a eu une éducation catholique pour essayer de pas avoir d’ennuis avec le père mais elle est totalement sans religion pour le moment, mais j'ai l'intention de lui faire rencontrer un rabbin quand elle aura quatorze, quinze ans, pour qu’elle sache quand même un certain nombre de choses, elle fera ce qu'elle voudra. Mais en ce qui concerne la Shoah, elle sait. Elle a vu le film de Rossif de Nuremberg à Nuremberg. Nous lui avons expliqué. Elle sait comment le père de son arrière grand-père est mort, elle… et je lui dis « C’est ton devoir, c'est votre devoir de perpétuer parce qu'il ne faut pas qu'on falsifie l'histoire. » Et j'ai des nièces du côté de mon mari qui sont aussi catholiques par leur père et même que moitié-juives par leur mère, puisque la soeur de mon mari avait déjà épousé un catholique, et c'est très curieux, elles sont toutes les deux, elles font une licence d’histoire, elles sont complètement concernées. Elles vont rue des Rosiers. Elles vont dans les synagogues, elles ne sont pas religieuses, mais elles sont passionnées par le passé et cette période de l'histoire pour elles, c'est quelque chose qui les blessent profondément et elles vivent avec. Elles ont dix neuf et vingt et un ans. Donc il faut avoir de l'espoir pour les futures générations. Si nous, nous faisons ce qu'il faut, il faut pas leur dire tout le temps, il faut pas les embêter, il faut pas ressasser, mais il faut que ça vienne naturellement et il faut leur faire vivre de la façon la plus saine possible.

 

Edith : Je pense que votre témoignage présent s'inscrit également dans cette façon de voir les choses.

 

Claude : Oui, bien sûr, elle nous voit vivre, elle sait beaucoup de choses. Elle sait comment son oncle s'est engagé très jeune. Elle sait que je suis allée au maquis. Elle est, je crois, assez fière de ça. Je ne sais pas si elle en parle avec ses amis. Je crois qu'elle est encore un peu trop jeune, mais je pense que ça viendra.

 

Edith : Ecoutez, je vous remercie beaucoup. C'est très intéressant. [Fin 7’]

 

LIEUX LIES A L'HISTOIRE DE CLAUDE


6ème arrondissement

Domicile de Claude et Bernard Dalsace (juste après leur mariage)

2, rue Guynemer


Lycée Montaigne (où Madeleine Michelis a été torturée par la Gestapo)

17, rue Auguste-Comte



7ème arrondissement

Domicile familial des Jean-Bloch

76, quai d'Orsay


Domicile et cabinet du Dr. Jean Dalsace

31, rue Saint-Guillaume


Lycée Victor-Duruy

33, boulevard des Invalides 


Ministère de l'Education Nationale

110, rue de Grenelle


Seront ajoutés plus tard :
  • transcription du témoignage
  • carte de Paris avec localisation des lieux mentionnés
CLAUDE DALSACE (née JEAN-BLOCH) *