Shoah Foundation VHA (R. Jedinak)
Interview conducted in Paris on August 2nd, 1995 by Daniel Bessmann.
Credits : USC Shoah Foundation Institute Visual History Archive
Oral History | VHA Interview Code: 4442
Mention légale : Ce document est une transcription quasi-verbatim réalisée par Chantal Huchet de la Tremblay, Leanore Petermeijer (UPENN ’20) et Mélanie Péron. Il ne peut en aucun cas être considéré comme source primaire. L’exactitude de la transcription n’a pas été officiellement vérifiée.
CASSETTE 1
Interviewer : Madame Jedinak, s’il vous plaît, pourriez-vous vous présenter, enfin nous dire qui vous êtes et épeler éventuellement votre nom ?
Rachel : Je m’appelle Rachel Jedinak J-E-D-I-N-A-K. Je suis née Psankiewicz P-S-A-N-K-I-E-W-I-C-Z Rachel. Je suis née le 30 avril 1934 à Paris XIIème. Mes parents étaient originaires de Varsovie, Pologne. Mon père, Abraham, et ma mère Chana Zyto. Nous étions 4 personnes, mon foyer était composé de 4 personnes : mon père, ma mère, ma sœur, Louise qui a cinq ans de plus que moi et voilà. Nous vivions à Paris, dans le XXème arrondissement, jusqu’à la guerre.
Interviewer : Vos parents étaient donc originaires de Pologne comme vous venez de l’expliquer. Quelle était ou quelles étaient leur.s profession.s ?
Rachel : Alors ma mère ne travaillait pas. Mon père était employé, ouvrier dans une fabrique de meubles dans le quartier Saint-Antoine. J’ai le souvenir d’ailleurs de l’odeur du bois quand j’allais le voir. Et lorsque je rentre dans un magasin de meubles, l’odeur de bois s’associe tout de suite à mon père, à l’image de mon père.
Interviewer : Il était venu en France quand ? Enfin vos parents ?
Rachel : Mes parents sont venus relativement jeunes en France, je pense, dans les années 20-22. 22 pour ma mère. 20 ou 21 pour mon père, je crois.
Interviewer : Ils se sont connus ici ?
Rachel : Ils se sont connus et mariés en France, oui.
Interviewer : Et puis, parlez-nous de votre petite enfance, des premiers souvenirs que vous avez à Paris, enfin…
Rachel : Voilà. Alors, des souvenirs d’enfance, j’en ai peu, il me semble, du fait que j’avais 5 ans à la déclaration de la guerre, je suis née en 34, donc ce sont les souvenirs de mes 5 premières années. J’ai plutôt des flashes de cette époque plutôt que des paroles. Mon … je me souviens de l’école maternelle où j’allais, rue des Cendriers. Je n’aimais pas trop y aller, les murs étaient gris, tristes. Je faisais souvent la comédie à ma mère pour ne pas y aller, il me semble. J’ai le souvenir… j’ai souvenir de tendresse, d’une famille unie et c’est peut-être ce qui par la suite m’a aidée à vivre. Je descendais le soir, lorsque mon père rentrait du travail, je descendais l’attendre dans la rue et lorsque je le voyais déboucher au bout de la rue, je me précipitais pour me jeter dans ses bras. Et puis, je me souviens, nous vivions dans un foyer modeste, dans le XXème arrondissement de Paris, mais j’ai le souvenir de moments heureux, vraiment. C’est plus des sensations et je crois que cela a dû m’aider à vivre par la suite.
Interviewer : Vous étiez donc avec votre grande sœur, votre sœur aînée de 5 ans de plus, disiez-vous. Vous viviez très précisément dans quelle rue, votre petit appartement ?
Rachel : Alors comme je vous l’ai dit, c’était un modeste appartement au 26 rue Duris dans le XXème arrondissement de Paris.
Interviewer : Et là donc, vous avez passé vos premières années, vous êtes allée à l’école maternelle mais après ? Vous avez eu le temps d’aller dans une autre école, je suppose.
Rachel : Oui, mais quand je suis allée à la grande école, à l’école primaire, c’était déjà en 1940. C’était déjà au moment de la guerre.
Interviewer : ?
Rachel : Rue de Tlemcen. Une école pour fille.
Interviewer : Alors votre enfance s’est passée baignée dans la tendresse familiale, comme vous venez de nous expliquer…
Rachel : Oui, oui tout à fait.
Interviewer : Que s’est-il passé au moment de la déclaration de guerre ? C’est le point de départ, je crois, de votre aventure si je puis dire.
Rachel : Tout à fait. Je peux juste rajouter pour cette époque, mon père avait certainement… mes parents avaient une vie difficile et je me souviens du mot Birobidjan. Mon père parlait peut-être de partir dans le Birobidjan mais c’est le seul souvenir que j’aie. Ce mot, je m’en suis souvenu à la faveur de certains reportages qui ont eu lieu récemment. Voilà. Alors, la déclaration de la guerre arrive. L’image que je peux en garder pour une enfant de 5 ans, ce sont les grandes affiches accolées sur les murs, des visages graves. C’est surtout de cela dont je me souviens. Une certaine effervescence, la réunion chez mes parents d’amis, de voisins, je sentais une tension. Je ne savais pas ce qui se passait mais je sentais une certaine tension. Et puis, mon père s’est engagé volontaire. Mon père s’est engagé volontaire dans le 2ème Bataillon de Marche des Etrangers en France. Et il est parti au front. Ce jour-là, je me souviens de son départ c’est-à-dire que je me souviens que ma mère et ma sœur, nous l’avons accompagné à la gare. Je me souviens des pleurs de ma mère, des pleurs des autres femmes qui accompagnaient leur mari, les enfants. J’étais triste mais je ne me souviens pas plus de cette période. Je me souviens du bras levé, de l’ « au revoir, à bientôt ! ». Et là a commencé une période extrêmement difficile pour nous. Ma mère, qui ne travaillait pas jusqu’à cette époque, a dû trouver des petits jobs ponctuellement pour nous faire vivre. Et je ne la voyais donc pas beaucoup. Et ma sœur, qui avait 5 ans de plus que moi, s’est beaucoup occupée de moi, comme une enfant de son âge pouvait le faire. J’ai eu la rougeole, c’est ma sœur qui me soignait en me donnant de la nourriture qui ne me convenait pas du tout. Mais bon, j’avais la tendresse de ma sœur qui était présente. Il y a eu des moments difficiles si je me souviens bien. Ma mère, à cette période, je ne m’en souviens pas beaucoup, mais je crois que c’est à cette période que ma mère a reçu une lettre de Pologne – parce qu’elle avait une grande partie de sa famille… elle était issue d’une famille de 9 enfants, elle avait une grande partie de sa famille qui était encore en Pologne et une autre partie était partie aux Etats-Unis dont ses parents. Elle avait également une sœur à Paris, mariée avec des enfants. Et elle a reçu une lettre de Pologne qui l’a beaucoup faite pleurer. Je pense que c’était au moment de l’installation du ghetto de Varsovie. Donc c’est une impression, Cette lettre n’est plus en ma possession, bien entendu. La vie a continué difficilement parce que nous attendions des nouvelles de notre père. Ma mère a eu peur à un moment. Il y a eu des rumeurs que mon père ait été blessé, mais non il n’a pas été blessé. Et, il a été démobilisé. Démobilisé, à quel moment, je ne sais plus. Malheureusement, j’aurais préféré qu’il fût prisonnier en Allemagne, ça lui aurait certainement sauvé la vie. Et, la vie… non, ce que j’ai oublié de dire aussi c’est que lorsqu’il y avait des alertes, nous courions avec la classe se mettre dans les abris, à savoir nous descendions dans le métro du Père-Lachaise, de la station Père-Lachaise, lorsque les avions arrivaient pour bombarder. Bon, mon père est rentré de l’armée et là, je me souviens de moments heureux, de moments fugitifs mais de moments heureux puisque la famille était reconstituée. Pour moi, je me sentais en sécurité. J’avais mon père, ma mère, ma sœur, donc tout allait bien.
Interviewer : Je voulais vous demander une petite précision avant de revenir en arrière, pourquoi votre père avait-il envisagé de partir au Birodidjan donc avant la guerre ?
Rachel : Je ne peux répondre pour lui. Néanmoins, je pense que la vie à Paris était difficile. Ils avaient une ville matérielle difficile, je pense. Et ça doit être la raison, je pense.
Interviewer : Alors donc il a été démobilisé et quand il est revenu, est-ce qu’il a repris son travail et comment s’est passée la transition entre son retour et puis la suite des évènements ?
Rachel : Alors, je ne sais pas. Je ne me souviens pas s’il a réellement repris son travail. Je le pense mais j’ai oublié aussi de vous signaler que, entre temps, j’étais partie en exode. Je suis partie en exode parce que les Allemands arrivaient et j’ai un oncle, une tante et 4 enfants qui ont tous été déportés d’ailleurs, qui nous ont emmenées ma mère, ma sœur et moi, en exode. Nous sommes donc parties sur les routes, dans un camion. Alors mes souvenirs d’enfance là sont précis, pour certaines choses. Nous avons, par exemple, subis un bombardement. Nous avons été mitraillés par des avions italiens qui piquaient très bas sur nous pour nous mitrailler. J’ai vu des morts… J’avais 6 ans, c’était dur. Et j’ai… je me souviens aussi que nous étions dans ce camion, nous roulions tous phares éteints par moments, le soir. Un matin, nous nous sommes réveillés, nous avions atterri dans un cimetière. Et finalement, nous savions que nous étions rattrapés par les Allemands donc nous avons fait demi-tour et nous sommes rentrés à Paris. Là, je ne peux pas vous dire grand chose sur cette période qui m’a… je sais que ma mère, elle s’est remise à travailler, mon père est rentré et la vie a continué. Et
Interviewer : Est-ce que vos parents se sont déclarés lorsqu’il y a eu les premières lois… ?
Rachel : Certainement, certainement puisqu’ils ont été déportés. Je me souviens aussi d’une période où nous avons essayé les masques à gaz. C’était affreux ! On nous mettait ces grands tubes avec du caoutchouc qui sentait mauvais. Mais bon, ils n’ont pas servi à grand chose, heureusement. Il y a eu encore des alertes, je crois, mais la vie a continué cahin-cahan.
Interviewer : Vos parents donc vivent… reprennent la vie comme ils le peuvent avec leurs deux filles. Que se passe-t-il lorsque votre , je crois, a été l’objet d’une arrestation ?
Rachel : Oui, là aussi je me souviens de certaines choses. Je dois vous signaler que, si je me souviens de certaines choses, cela peut étonner parce que j’étais très jeune. Néanmoins, j’ai une fille, des petits-enfants. J’ai un petit-fils qui a actuellement 12 ans, Kevin, cela fait 2 ans qu’il me demande d’écrire mon témoignage. C’est un enfant extrêmement sensibilisé à tout ce qui s’est passé en ce qui me concerne et tout ce qui se passe dans le monde. Il insiste depuis un moment pour que j’écrive mon histoire, pour plus tard, pour la donner à ses enfants. Et, là j’ai dû remonter à la surface tut ce qui était enfoui depuis très longtemps, tout ce qui était très douloureux. Excusez-moi. [Rachel pleure] Et puis, donc cela m’a permis de remettre en place certaines choses que j’avais complètement occultées. Ma sœur habite aux Etats-Unis. Elle a 5 ans de plus que moi. Elle est venue me voir il y a peu de temps et je lui ai posé certaines questions. Et à nous deux, nous avons pu reconstituer une partie de notre enfance. C’est pourquoi j’ai des souvenirs précis. Donc justement en ce qui concerne le petit billet vert que mon père a reçu, il a été convoqué le 14 mai 1941, donc quelques mois après sa démobilisation. Et, il pensait qu’on allait le relâcher tout de suite. Je me souviens, j’étais encore dans mon petit lit un matin, il est parti très tôt, il nous a embrassées mais c’était un baiser comme un baiser qui pouvait se répéter. Il pensait revenir à la maison. Et voilà, là a commencé les moments douloureux, là ont commencé les moments très douloureux. Il a été interné au camp de Beaune-la-Rolande. Il est parti à Beaune-la-Rolande. Il y est resté d’ailleurs, pendant treize mois, jusqu’à sa déportation. La vie s’est organisée pour nous d’une façon très difficile. Je ne voyais pas beaucoup ma mère. J’allais à l’école, à la grande école comme on disait à cette époque. J’ai dû me battre plusieurs fois ; on m’a traitée de youpine. J’allais dans une école de filles bien entendu. J’ai pris conscience de ma différence, on m’obligeait à cette différence. Ma sœur m’a rappelé dernièrement que je passais des heures et des heures devant la glace et j’exaspérais tout le monde. Mais en fait, si je me souviens bien, j’ai passé des heures devant la glace parce que je voulais comprendre ma différence, qu’est-ce que c’est être juif ? Pourquoi suis-je différente des autres ?
Interviewer : Est-ce que vous vous sentiez humiliée du fait que brusquement vous n’étiez plus une petite fille comme les autres mais une « youpine » comme vous l’avez dit ?
Rachel : Tout à fait. Tout à fait. Je crois que quand on est enfant, on veut surtout être comme les autres. Et la différence, on m’obligeait à la… je la ressentais tous les jours. Il y a eu ensuite le port de l’étoile juive. On m’a collé cette étoile juive. Il fallait se promener avec cette étoile. On ne pouvait pas aller dans les squares. On ne pouvait pas jouer avec d’autres enfants ; les parents ne voulaient pas qu’on joue avec nous.
Interviewer : Quelle était la relation justement entre votre mère et les autres bien sûr ? avec le voisinage et les gens que vous connaissiez dans votre immeuble ?
Rachel : Je dois dire que dans le quartier où j’habitais, il y avait beaucoup de Juifs. Donc, beaucoup de voisins étaient dans le même cas que ma mère et beaucoup d’enfants étaient dans mon cas. Il y avait quelques voisins français, catholiques, mais avec qui j’avais de bons contacts, avec qui nous avions bons contacts. Des voisins qui m’ont cachée plusieurs jours après, plus tard, c’est à venir plus tard. Et, je crois que j’ai senti aussi bien de la gentillesse et de la compassion que de l’hostilité. J’ai senti ces 2 côtés-là de la France.
Interviewer : Madame Jedinak, lorsque votre père était interné à Beaune-la-Rolande, est-ce que vous aviez eu l’occasion de le voir avec votre maman, avec votre sœur ? Racontez-nous.
Rachel : Nous sommes allées le voir à 2 reprises à Beaune-la-Rolande. Nous sommes parties, je ne sais à quelle gare nous sommes arrivées, et ensuite nous pris une voiture tirée par des chevaux, pour aller jusqu’à Beaune-la-Rolande. A l’arrivée du camp, à l’arrivée au camp, ma mère devait laisser sa carte d’identité à l’entrée, un gendarme lui prenait sa carte d’identité. Et ensuite, il me semble que nous avions la possibilité de nous promener avec notre père pendant quelques heures. Alors je dois vous dire que je me souviens de pleurs, de disputes entres mes parents. Les deux fois où nous y sommes allées. Ma sœur m’a expliqué ce qui s’est passé en réalité. Ma mère voulait qu’on laisse… qu’elle abandonne sa carte d’identité, et que mon père, ma sœur et moi, nous nous sauvions avec elle, nous courrions à travers champs, que nous allions nous cacher chez des paysans. Elle disait à mon père : « On travaillera, on essaiera de se cacher avec les enfants. » Mon père était intraitable. Il n’a rien voulu savoir. Il pensait qu’on ne ferait rien aux femmes et aux enfants et il pensait mettre notre vie en danger. Et il a refusé catégoriquement.
Interviewer : Quelle était l’attitude de l’administration française du camp parce qu’il n’y avait que des gendarmes, que des douaniers, il n’y avait pas d’Allemands qui gardaient ?
Rachel : Non, je n’ai vu que des gendarmes français.
Interviewer : Alors quelle était leur attitude en général par rapport à vous, si je puis dire, les civils enfin les non-internés ? Si vous avez un souvenir…
Rachel : J’ai un souvenir de paroles rudes mais je n’en ai pas plus.
Interviewer : Alors vous êtes revenues… vous revenez à Paris et votre père a été déporté en 1942 ?
Rachel : Alors, mon père a été déporté par le convoi numéro 5, le 28 juin 1942, à Auschwitz. Et là, a continué une vie très, très difficile mais brève. A savoir que s’est présentée le 16 juillet 1942 la rafle du Vel d’Hiv. Ma mère avait entendu des rumeurs certainement parce qu’elle nous avait placées la veille chez mes grands-parents paternels qui habitaient à une centaine de mètres de chez nous. Et elle était restée seule dans l’appartement. Et on est venu chercher ma mère, bien entendu, et on a frappé chez ma grand-mère. Très fort. D’ailleurs, je dois vous dire que quand j’entends frapper à la porte, encore jusque maintenant, j’ai une angoisse qui vient. Je ne supporte pas les coups frappés à la porte. J’ai su que la concierge nous avait dénoncées, qu’elle avait précisé où nous étions et la police est venue nous chercher. Il y avait un policier en uniforme et un policier en civil. On nous a ramenées chez notre mère et là, nous sommes parties avec des petits baluchons dans un centre de regroupement. Je peux vous donner certaines impressions, si vous voulez. Sur ce chemin, nous y sommes allées à pieds, j’ai rencontré beaucoup d’enfants, beaucoup de gens emmenés de la même façon, beaucoup de femmes et d’enfants. Et je voyais, je regardais les gens massés sur les côtés du trottoir, aux fenêtres, certaines personnes faisaient le signe de croix, d’autres riaient, nous montraient du doigt, nous injuriaient même parfois. Nous sommes arrivées dans ce centre de rassemblement, rue Boyer dans le XXème arrondissement. Nous étions serrés les uns contre les autres, très mal à l’aise. J’y ai rencontré mon cousin de seize ans qui a été déporté. Et ma mère n’a pas supporté que nous restions avec elle. Elle allait d’une femme à l’autre en disant : « Si on nous prend avec les enfants, ça n’est pas pour nous faire travailler. C’est pas possible. » Alors, elle nous a dit : « Je veux que vous vous sauviez. » Il me semble que nous avons essayé de nous sauver par les portes de derrière mais lorsque nous sommes allées aux waters, un policier a coincé son pied dans la porte. Nous ne pouvions pas la fermer. Donc nous sommes revenues vers ma mère et elle se lamentait. Et je me souviens, elle prenait ses mains, elle paraissait très agitée, très, très nerveuse. Une voisine est venue vers elle et elle lui a dit – je me souviens du nom de cette voisine, elle s’appelait Mme Bronstern- cette voisine lui a dit : « Mes enfants viennent de sortir par cette porte, les policiers ont tourné la tête lorsqu’ils sont sortis. » Alors ma mère nous a dit : « Vous partez ! Vous allez chez la grand-mère ! » Nous, on ne voulait pas du tout. On s’accrochait à ses basques, on se collait contre elle. J’avais 8 ans, j’étais assez inconsciente de la suite mais ma sœur avait un visage très triste. Elle ne voulait pas que l’on quitte notre mère. Et ma mère a fait ce qu’elle pensait devoir faire, ce qui a été très difficile, ce qui est difficile à évoquer, elle a donné une paire de gifles à ma sœur. Elle a dû comprendre sa réaction, ma sœur, qui était une petite jeune fille de 13 ans, s’est vexée, m’a prise par la main, nous sommes parties vers ces portes. Je ne sais pas si c’était une issue de secours mais ce dont je me souviens, c’est nous avons franchi la porte, effectivement les deux policiers ont tourné la tête.
Interviewer : Alors ce qui veut dire que votre mère, en forçant sans doute sa nature, a giflé très volontairement votre sœur pour que celle-ci se braque et finisse par partir ?
Rachel : C’est tout à fait cela. Nous en sommes sûres toutes les deux, ma sœur et moi. Ensuite, lorsque nous sommes sorties, nous avons entendu les autobus. Les autobus arrivaient pour nous embarquer au Vélodrome d’Hiver. Mais nous, nous ne savions pas la destination. Ma sœur m’a prise par la main et nous avons dévalé la pente de Ménilmontant par la rue des Amandiers. Nous sommes arrivées à bout de souffle, montées au 5ème étage chez notre grand-mère et notre grand-père. Mon grand-père était paralysé. Ma grand-mère, ma grand-mère s’est… nous nous sommes jetées dans ses bras. Nous avons beaucoup pleuré ensemble, ça je m’en souviens. Nous étions dans une petite pièce ; mon grand-père et ma grand-mère habitaient dans une chambre sans confort. Il y avait aussi là un oncle et une tante, le frère aîné à mon père et sa femme, son… leur fils aîné était au camp de Beaune-la-Rolande avec mon père et il a été déporté en même temps que lui. J’ai su, par des déportés, qu’il était mort dans les bras de mon père à Auschwitz. Et, leur fils plus jeune, que j’avais rencontré au centre de rassemblement, a été déporté aussi. Il est parti à Drancy et il a été déporté. Je peux souligner que, je veux dire que mon cousin Paul, le plus jeune, a envoyé en 1943 une carte de Birkenau -je ne sais pas comment elle est parvenue à mon oncle et à ma tante- en disant « Je vais bien », il n’y avait pas grand chose, « Je vous embrasse. » Je crois, j’ai cru, savoir par la suite que les Allemands obligeaient certaines personnes à écrire ces cartes pour tromper l’opinion publique. Bien, et puis la vie s’est organisée tant bien que mal dans cette chambre où nous vivions à six, avec de grandes difficultés. Je me souviens lorsque nous étions à table, nous comptions les morceaux de pommes de terre dans l’assiette. Je suis montée une nuit avec ma sœur, avec une lampe électrique – nous avons pris une lampe électrique et nous sommes montées dans notre appartement, celui de mes parents, prendre quelques vêtements. En nous mettant à 4 pattes pour que la concierge ne nous voie pas passer devant sa loge. Et nous avons pris quelques vêtements, nous sommes remontées chez nous. Mais là, nous avons pu nous rendre compte que notre appartement avait déjà été bien pillé par la concierge. Il manquait déjà beaucoup de choses dans notre appartement. Nous l’avons revue par la suite parce que nous habitions dans le même quartier et mon oncle m’avait dit, ainsi qu’à ma sœur, de dire : « On nous a relâchées parce que… on vous a relâchées parce que vous êtes françaises. » C’est ce qu’il fallait dire. Je crois qu’il a eu bien raison de nous dire cela. Et la vie a continué très, très difficilement. Peur de rafle la nuit, peur de dormir… Une vie de promiscuité extrêmement difficile.
Interviewer : Est-ce que vous portiez toujours l’étoile ou pas ? Est-ce que vous alliez quand même à l’école ?
Rachel : Oui, j’allais quand même à l’école communale. Ma sœur n’y allait plus, elle avait eu son certificat d’études, elle n’y allait plus. J’allais à l’école et là aussi, j’ai un souvenir. La Directrice m’avait réunie avec plusieurs élèves, je pense d’autres élèves juives, quelques-unes, nous restions quelques-unes dans l’école, et elle nous avait dit : « Si la femme de service vient vous chercher, ne posez aucune question, vous la suivez ! » Et nous avons fait une répétition pour aller à la cave. Nous y sommes allées, il me semble, deux fois, je n’en suis pas sûre mais au moins deux fois. Elle voulait nous sauver la vie. Nous y sommes restées… j’y suis restée encore quelques mois bien sûr. Un jour, je reviens de l’école, je monte rapidement avec mon cartable chez mes grands-parents, et ô surprise, dans un des appartements voisins, sur le même palier que chez ma grand-mère, une équipe de déménageurs emportait les meubles des voisins qui avaient été déportés auparavant. Il y avait avec eux un soldat allemand qui les dirigeait, qui les commandait, je pense. Je n’ai pas voulu rester sur… à regarder et je suis rapidement rentrée chez ma grand-mère. Là, je me suis rendu compte que tout le monde avait très peur. Et ma sœur m’a dit, m’a rappelé, elle m’a dit : « Si on frappe à la porte, tout le monde se cache derrière le grand lit et toi, tu ouvres la porte. Tu réponds. Tu dis que tu as peur. » J’avais 9 ans. Et, on a frappé effectivement à la porte, très fort. Ah ces coups frappés à la porte pour moi, quel souvenir ! Je vois cet Allemand, très grand, avec une paire de chaussures énormes appartenant vraisemblablement au monsieur qui avait été déporté, me dire : « Zunt tach Schuh ». J’ai dit « Merci, peur, peur ! » et j’ai poussé la porte derrière lui. Il est revenu quelques minutes plus tard avec un paquet de haricots, plein de charançons, et il me l’a tendu en riant très, très fort. J’ai poussé à nouveau la porte en disant « Peur ! » Et je l’entendais encore rire dans le couloir. Enfin, ils sont partis. Mais c’est un souvenir qui reste vivant parce que j’en ai rêvé plusieurs fois.
Interviewer : Et après ça, je crois, vous avez été arrêtées une deuxième fois, au début de l’année 1943.
Rachel : Tout à fait. Le 11 février 1943, ma sœur s’est souvenue très bien de la date, elle notait tout. Le 11 février 1943, nous dormions dans l’appartement de mes parents donc les meubles étaient encore là. Nous dormions dans l’appartement de mes parents et… avec ma grand-mère ainsi mon oncle et ma tante, avec mon grand-père, avaient plus de place. Je me souviens j’avais la varicelle au moment du 11 février 1943. Et on a dû dire, prévenir que ma grand-mère était dans l’appartement de mes parents, parce qu’on est venu nous chercher. C’était « la rafle des vieillards ». On nous a emmenées avec ma grand-mère. On nous a ramenées chez elle. Mon oncle et ma tante n’étaient pas là. Ils avaient dû dormir dans l’appartement qui avait été déjà pillé. Ils avaient dû passer la nuit là. Sur le lit, mon grand-père qui pleurait. Je me souviens des adieux de mes grands-parents. C’était déchirant. Et on nous a embarquées avec ma grand-mère jusqu’au commissariat du XXème arrondissement à Gambetta. Là aussi, sur le chemin, je me souviens de gens qui nous regardaient. Certains en riant, d’autres tristes en pleurant. Et, on nous a fait… je ne sais si c’est un souvenir très précis, on nous fait descendre par une sorte de trappe. En fait, il me semble que l’on était dans un sous-sol. Là, nous n’étions qu’avez des gens très âgés, des vieillards. Nous étions les deux seules enfants. Et, ma sœur m’a dit : « On va essayer de sortir de là ! » Il y avait des policiers avec nous. Il y a des policiers qui montaient dans la salle du commissariat. On entendait une rumeur. Il y avait beaucoup de gens dans cette salle du commissariat, des gens qui certainement, j’ai pu le penser par la suite, n’étaient pas en règle avec leurs papiers, il y avait certainement des gens hostiles au… à l’état de l’époque et nous avons dit au revoir à notre grand-mère. Nous avons dit « On va essayer de suivre les agents quand ils montent ». Et nous avons fait irruption dans la salle où il y avait le Commissaire, je pense que c’était le Commissaire. Aussitôt, on e entendu les gens crier des noms d’oiseaux « Des pauvres enfants ! Des pauvres gosses ! Salauds ! » et je vous en passe. Alors le Commissaire excédé nous a dit : « Fichez le camp ! » Alors ma sœur a dit : « Fiche le camp mais je peux m’occuper de ma sœur, je suis assez grande, j’ai 14 ans, mais on a des bagages … » Un agent nous a accompagnées. Je suis retournée chez ma grand-mère. Ma sœur a remercié le policier et elle m’a aidée, je crois, à monter la valise. Elle m’a dit : « Reste avec grand-père. Explique-lui ce qui se passe, moi je file à République », c’était à deux-trois stations, « je file prévenir un oncle et une tante. » Ma sœur est partie rapidement donc prévenir mon oncle et ma tante, et fait curieux ma grand-mère… on a réussi à la faire sortir. C’est donc encore une autre histoire.
CASSETTE 2
Interviewer : Madame Jedinak, avant que vous ne poursuiviez, quel a été le destin, la vie de votre mère entre l’arrestation le 16 juillet 1942, vous étiez donc, je crois, à la Bellevilloise.
Rachel : Tout à fait.
Interviewer : Alors que s’est-il donc passé pour votre maman ?
Rachel : Ah oui ! J’ai omis de vous dire. Du fait qu’elle s’est retrouvée dans ce centre, elle est partie seule, comme une célibataire donc. Elle est donc partie directement à Drancy et, à Drancy, elle y est restée très peu de temps, jusqu’au 29 juillet 1942. Donc du 16 juillet au 29 juillet 1942, où elle a été déportée à Auschwitz parle convoi 12. Nous sommes allées la voie de loin. Nous prenions le métro et, à Jaurès ou métro Jaurès, nous prenions le car pour aller à Drancy. Et en arrivant, il y avait quelques personnes de notre connaissance, je ne sais plus qui, et on nous a prêté des jumelles. Les gens faisaient des signes brefs et on a vu apparaître à plusieurs reprises ma mère, du haut d’un tour, il me semble, et elle nous a fait des signes. Et elle a dû se trouver mal parce qu’à un moment, elle s’est écroulée, on nous a fait signe de partir. Et puis, elle nous faisait le geste « Partez ! Partez ! ». Et puis, voilà ! Et une fois, ma sœur prétend que c’est le 29 juillet au matin, nous y sommes allées. Là, nous avons vu des autobus partir et ma sœur dit : « J’ai vu la moitié du visage de maman avec son bras qui s’agitait en guise d’au revoir. Elle nous a vues passer. » Moi, je ne l’ai pas vue. Voilà le trajet de ma mère.
Interviewer : Lorsque vous êtes sorties, un peu plus tard, du commissariat, vous venez de le dire, vous êtes retournée chez vous avec votre sœur ?
Rachel : Voilà, lors de l’arrestation en février 1943, ma sœur est partie donc très rapidement chez mon oncle et ma tante qui… c’est une histoire invraisemblable je dois vous dire, comme beaucoup de choses à cette époque ! Mon oncle et ma tante connaissaient un monsieur juif qui connaissait le Commissaire du 20ème arrondissement et il avait dit à mon oncle et ma tante, je l’ai su par la suite, « S’il m’arrive quelque chose, si je suis arrêté dans le 20ème arrondissement, je ne serai pas déporté. Par contre, si je suis arrêté dans un autre arrondissement, je le serai. » Ce monsieur a été déporté dans le 6ème arrondissement. Par la suite, il est revenu de déportation. Et je dais par ma sœur et ma tante d’ailleurs, qu’ils ont réuni une certaine somme d’argent très rapidement, en quelques minutes ou une heure, et auprès de voisins, d’amis, et ils ont mis tout ce qu’ils avaient et, je ne sais, je ne peux dire qu’elle a été la transaction qui a été faite. Mais ce que je puis vous affirmer, c’est que ce monsieur a dit : « J’ai déjeuné avec le Commissaire. » et ma grand-mère est sortie sur un coup de téléphone. Elle est sortie quelques heures après. Avant d’être emmenée à Drancy.
Interviewer : Je voulais vous demander : lorsque vous étiez en famille, notamment vos grands-parents et puis vos parents également, quelle langue parlaient-ils ? Avant que nous poursuivions, quelles étaient les traditions, disons religieuses ou non-religieuses ? Enfin, quel était, sur le plan culturel si l’on peut dire, votre vie avec vos parents et vos grands-parents ?
Rachel : Je crois que ma mère était d’une famille religieuse. Donc, elle a gardé quelques petites traditions, très discrètes. Mon père, non. Il pratiquait pas. Mes grands-parents, un peu, certainement. Ma grand-mère, oui, je l’ai vue faire des prières et, non, mon grand-père ne pratiquait pas.
Interviewer : En quelle langue parlaient vos parents ?
Rachel : Alors, mes parents, mon père parlait assez bien le français. Mieux que ma mère. Ils parlaient souvent en yiddish. Nous répondions toujours, ma sœur et moi, en français. Et ils se sont rendu compte, très rapidement, que nous comprenions tout en yiddish, alors lorsqu’ils voulaient ne pas être compris, ils se sont mis à parler en polonais. Mes grands-parents paternels, chez qui j’ai vécu quelques temps, ne parlaient pas du tout le français. Ils étaient venus assez tard en France donc il a fallu que je me mette complètement au yiddish.
Interviewer : Quelle a été alors votre vie chez vos grands-parents ?
Rachel : Après l’arrestation et la libération de ma grand-mère et nous-mêmes, nous nous sommes rendu compte qu’il n’était pas possible de vivre chez notre grand-mère. L’étau se resserrait. Ce n’était plus possible. Alors entre temps, mon oncle et ma tante étaient partis se cacher, vivre dans un pavillon au Val d’Or à Suresnes, en banlieue parisienne, une très proche banlieue. Je dois vous signaler aussi que j’avais eu un oncle, une tante et leurs quatre enfants, ceux avec qui j’étais partie en exode, ont tous été déportés. D’autres tantes et oncles du côté de ma mère, aussi, avec leurs enfants. Donc nous, mon oncle et ma tante sont partis se cacher en banlieue parisienne. Ils travaillaient. Ils avaient mis leurs enfants, ils avaient quatre enfants, ils les ont toujours, ils avaient mis les trois plus jeunes depuis 1942 en nourrice, dans un village de Touraine, et l’aînée de leurs filles était avec eux. Enfin, parce qu’elle était déjà plus âgée et elle est restée avec eux. Et donc mon oncle et ma tante travaillaient, faisaient vivre, je crois, toute la maisonnée parce que les gens qui les avaient hébergés avaient une nombreuse famille qui avait été réfugiée, qui venait des quatre coins de France. Ils étaient, il me semble, nombreux dans cette maison et je crois que mon oncle et ma tante faisaient vivre toute la famille. Ces gens allaient chercher la marchandise et la livraient. Mon oncle et ma tante fabriquaient des vêtements, travaillaient donc toute la journée dans ce pavillon et les gens qui les hébergeaient se chargeaient d’aller chercher et livrer les vêtements terminés. Je ne pouvais pas rester avec eux, ni ma sœur, parce qu’il y avait pas assez de place pour nous. Alors là, c’est une période assez confuse pour moi mais, je crois avoir été hébergée avec ma sœur, tantôt seule, quelques jours chez les uns, quelques jours chez les autres. Notamment dans cette famille qui habitait de l’autre côté de la cour. Chez cette famille catholique qui me faisait lui chanter des chansons quand j’étais toute petite, avant la guerre, et malheureusement, ils n’ont pas pu me garder. La vie était trop différente. J’ai passé quelques semaines dans une autre famille, quelques jours dans une autre. Enfin, il me semble avoir changé souvent d’endroit. Et là, mon oncle et ma tante ne sachant plus quoi faire, nous ont emmenées dans un centre pour enfants, nous ont fait accompagner dans un centre pour enfants. J’y suis restée un bon moment avec ma sœur. Je n’en garde pas des souvenirs heureux. J’étais malheureuse. Mais là, il me semble que j’ai eu une prise de conscience. Je me suis rendu compte qu’il fallait que j’agisse comme un adulte, que je ne pouvais plus compter sur personne, il fallait que je sois grande, que je m’assume. Je l’ai compris très jeune.
Interviewer : Quel était ce centre dont vous parliez à l’instant ?
Rachel : C’était le centre rue Lamarck de l’U.G.I.F. Nous y sommes restées jusqu’en début mars 44. Mon oncle et ma tante ne voulaient pas qu’on reste là, Ils nous ont fait sortir. Nous sommes sorties à la faveur, il me semble, d’une visite et nous sommes parties chez eux. Ils avaient donné leur ancienne adresse et nous sommes allées les retrouver dans le pavillon où ils étaient cachés en banlieue. Là, j’y suis restée quelques jours, il me semble, et ma cousine Georgette, l’aînée, sur les ordres de mon oncle et ma tante, a été chargée de m’emmener dans le village où étaient mes autres cousins qui étaient chez une nourrice très gentille. Et je suis partie donc à Château-Renault, en Touraine, dans ce village où je suis restée quelques mois. Alors ma cousine avait falsifié mes papiers. De Rachel S…., je suis devenue Rolande Sannier. Je me souviens de la peu dans le train, la peur de se faire piquer. Et lorsque je suis arrivée chez la nourrice de mes cousins, elle m’a emmenée chez sa belle-mère, chez sa belle-mère en nourrice. Rolande, Rolande par-ci, Rolande par-là. Rolande parfois oubliait son prénom. Je devais passer pour une demeurée. Parfois, chez cette nourrice, il y avait… c’était une dame âgée qui avait un mari qui toussait énormément. Il avait été gazé pendant la guerre de 14-18. Elle avait deux filles, quatre petits-enfants à elle, et je me souviens de moments très, très difficiles. Elle m’a battue, elle me disait que j’étais idiote, que je ne connaissais même pas mes prières. Je racontais des histoires. On m’avait dit de raconter des histoires sur mon leu de naissance, Brest. Je n’avais pas la tête d’une Bretonne mais peu importe. J’étais obligée de mentir, de composer. Je me rendais compte que c’était vital. Et je ne sais plus comment j’ai dû demander à ma tante et mon oncle de m’envoyer mon cartable. Et ils m’ont envoyé des cahiers d’école au nom de Rachel d. Alors-là, j’ai raconté je ne sais quelle histoire mais je n’ai pas été crue. Et là, j’ai été beaucoup battue, beaucoup battue, maltraitée et ma sœur entre temps, j’ai oublié de vous dire, est venue dans ce village peu de temps après moi, comme bonne à tout faire. Elle avait quinze ans. Ca lui a sauvé la vie aussi. Elle est tombée chez un couple très sympathique. D’ailleurs, ce qui est curieux, c’est que je ne me souviens absolument pas du nom de ma nourrice. J’ai occulté ce nom. Par contre, je me souviens très bien du nom des gens qui l’ont prise chez eux, Monsieur et Madame Proust. Ces gens avaient pitié de mon état, pitié de me voir. J’étais couverte de poux, de vermine et la patronne à ma sœur, je dis bien sa patronne, quand je venais voir ma sœur, me lavait la tête souvent et m’enlevait les poux au peigne fin. La nourrice de mes cousins me sentait très malheureuse chez sa belle-mère. Elle me cherchait, elle me disait : « Je cherche où te mettre, ne t’inquiète pas, Rolande. » C’était une très brave femme. Je l’ai revue, il y a peu de temps. Je vous dirai plus tard comment et pourquoi. Et je suis restée bon gré mal gré chez cette nourrice. Ca m’a semblé très long parce que j’y étais très malheureuse. Je me souviens de bombardements. Nous étions peut-être à 100 mètres à vol d’oiseau de la gare et les Américains ont bombardé un train, un train d’Allemands et je me souviens des bombes, des morts. Ca a été une période de guerre. On nous demandait, on demandait aux enfants d’aller chercher des civières pour y déposer les corps des Allemands. Et je suis donc restée chez cette nourrice, malheureuse, et une sœur me dit que j’avais perdu la parole pendant quelques jours. Est-ce la peur des bombardements ? Est-ce parce que j’étais très malheureuse chez cette nourrice ? Est-ce les deux conjugués ? Je n’en sais rien. Elle était très alarmée à mon sujet et finalement, je suis partie de chez cette nourrice, un mois avant la Libération. La nourrice de mes cousins m’a placée chez sa sœur. Et là, j’ai passé un mois, un mois presque de bonheur je pourrais dire car il y avait des gens, eux, gentils. Ils connaissaient ma situation donc tout était différent. Ils avaient deux filles plus âgées que moi, qui me chantaient des chansons, qui m’ont pouponnée, qui m’ont donné je crois de l’affection. Je peux citer quelque chose d’anachronique pour une enfant de dix ans. J’ai été invitée au baptême d’une poupée d’une petite châtelaine qui habitait un peu plus loin. Pourquoi on m’invitait là ? Je n’en sais rien. Il y avait là une vingtaine d’enfants. Alors que j’avais vécu déjà tant de drames, on baptisait la poupée de cette petite fille. C’était un jeu bien entendu. Mais là, j’y ai eu un goûter royal, bien entendu, et je mesurais à quel point, moi qui devait taire mon nom, taire ma situation, je mesurais qu’un monde nous séparait, me séparait de ces enfants. Et la Libération est arrivée. Nous savions déjà, nous entendions par la radio que les Américains approchaient. Les Américains sont arrivés. Alors je me souviens que les enfants hurlaient : « Les Américains sont là ! Les Américains sont là ! » Je me suis précipitée dans la rue. Ils étaient basés… c’était certainement l’avant-garde. Très peu de camions américains ou de chars américains. Est survenue dans la grand rue, une voiture, une automitrailleuse allemande qui balayait tout sur son passage. Une main m’a plaquée au sol. Lorsque je me suis retournée et relevée, il n’y avait personne derrière moi, Je ne sais pas qui a fait cela, qui m’a sauvé la vie. Peut-être… Et voilà ! La Libération, les Américains, le gros de la troupe est arrivé. Ils se sont installés. Ils ont installé leur camp. Alors je me souviens qu’il y avait un… j’ai connu un soldat américain qui parlait le yiddish et j’ai pu parler le yiddish. Mes petits camarades me regardaient. Ils croyaient que je parlais l’anglais ! Mais non, je ne parlais pas l’anglais. Et il m’a dit qu’il avait une petite fille de mon âge, à New-York. Je me souviens de son prénom. Il s’appelait Al, certainement le diminutif d’Albert. Al m’a donné du chocolat, des chewing-gums et ce fut une période un petit peu détendue. Et l’espoir renaissait. Peut-être que la guerre allait se terminer. Nous allions revoir nos parents. Nous nous réunissions souvent avec ma sœur et mes cousins. Nous nous jetions dans les bras l’une de l’autre, ma sœur et moi, en espérant. Et il y a eu la Libération de Paris. Mon oncle est venu chercher ma sœur et mes cousins les plus grands, les aînés, et ma tante est venue nous chercher peu de temps après, la semaine d’après. Nous sommes reparties à Paris, juchées sur un camion de pommes. C’était début septembre 1944 et je me souviens d’une chose là : la nourrice, chez qui j’avais été malheureuse, a voulu s’approcher du camion et je lui ai craché à la figure. Et il n’y a pas eu un mot d’échangé ni par moi ni par les autres. C’était une scène muette. Et nous sommes repartis à Paris. Là, on a commencé l’espoir, l’espoir fragile mais l’espoir quand même. Parce qu’il y avait des rumeurs sur les camps d’extermination mais nous ne voulions pas y croire. La guerre n’était pas terminée. Je suis retournée à l’école. Alors là, j’ai un souvenir aussi très émouvant. On a chanté la Marseillaise et la Directrice a cité le nom de toutes mes petites camarades qui ont été déportées et il y avait une longue liste. Je suis retournée vivre dans l’appartement, mon grand-père était mort entre temps. Il est mort en 43 peu de temps d’ailleurs après l’arrestation de ma grand-mère. Et nous sommes retournées vivre ma grand-mère et ma sœur chez …. Dans l’appartement de mes parents parce que nous y étions plus à l’aise. Mais en entrant, le premier jour, nous avons arraché les scellés de la porte. Il n’y avait plus de meubles, rien. D’ailleurs, pour arracher le lustre, ça m’avait marquée, on avait arraché la baguette du plafond. Il ne restait rien. Même pas un petit souvenir. Et puis la vie s’est organisée tant bien que mal. Mon oncle et ma tante nous envoyaient, avec leurs enfants, parfois des filets remplis de provisions parce que nous avons souffert de la faim aussi après la Libération. Nous n’avions pas de parents. Ma grand-mère était très âgée. Nous vivions de subsides. Et nous espérions, nous espérions ! Et ma grand-mère me disait « Quand tes parents vont revenir, tu vas faire-ci, tu vas faire-ça » mais je sentais que c’était sans conviction. Elle pleurait souvent, elle était très triste. Mon oncle et ma tante aussi d’ailleurs. Je me plaisais beaucoup à l’école. J’aimais aller à l’école parce que, là, j’étais comme les autres. Et puis est arrivée la fin de la guerre. La fin de la guerre, c’était la liesse générale. On a dansé dans les rues à Paries pendant plusieurs jours, plusieurs nuits. Les grands, les petits, les jeunes, tous les gens dansaient dans la rue. Donc c’était la fin de la guerre, c’était l’espoir qui revenait peut-être. Et les premiers déportés sont rentrés de captivité. Alors là, ma sœur m’a emmenée plusieurs fois à l’hôtel Lutetia pour voir les listes des déportés qui revenaient. Nous pensions, nous espérions, nous espérions qu’ils allaient revenir. Et l’espoir s’est amenuisé de jour en jour. Quand nous avons vu dans quel état étaient les déportés qui revenaient, c’était une horreur ! Et puis, petit à petit, nous avons compris qu’il ne fallait plus rien espérer. Néanmoins, j’étais fertile en imagination, je m’inventais des histoires quand j’allais dormir. Je me faisais tout un cinéma. Je me disais « non, mes parents sont en Russie. Ils ont oublié, ils ont perdu la mémoire, ils sont… un jour, je vais les voir réapparaître. » On m’avait volé leur mort. Je ne les avais pas vus mourir. Excusez-moi [pleurs] et l’espoir s’est amenuisé complètement. Ensuite, on a eu droit aux actes de disparition, aux cartes de déportés, tous les papiers en règle. Nous étions orphelines. Nous avons organisé notre vie tant bien que mal avec l’aide de notre oncle et ma tante, et la vie était très, très difficile. Les privations étaient encore très importantes et finalement, je suis restée avec ma sœur et ma grand-mère jusqu’en 1948. Donc, de la Libération, de 44 à 48, je suis restée dans l’appartement de mes parents avec ma grand-mère. A ce moment-là, ma sœur s’est mariée. Elle était très jeune mais elle s’est mariée. Ma sœur a occupé l’appartement de mes parents et moi, il était question de me mettre peut-être dans un centre pour enfants, un orphelinat. Le mot orphelinat me faisait très, très peur. En fait, on me l’avait très mal présenté. Je regrette jusqu’à présent de n’être pas allée dans un centre pour enfants, parce que j’ai su, par la suite, que beaucoup d’entre nous avaient pu y poursuivre des études, avaient pu avoir une vie presque normale. Ca n’a pas été mon cas. Et j’ai donc dû arrêter d’aller à l’école à l’âge de 14 ans. C’était mon désespoir. J’aurais bien aimé continuer.
Interviewer : Votre sœur s’est mariée donc en 47 ou 48 ?
Rachel : En 48
Interviewer : Mais elle était avec vous. Elle était à Paris d’où elle est partie d’ailleurs ?
Rachel : Elle est restée dans l’appartement de mes parents avec son mari. Moi, je ne pouvais pas rester dans ce deux-pièces, avec ce couple. Donc ma sœur m’a emmenée en Belgique, chez une cousine à mon père. Je ne la connaissais pas. J’en avais entendu parler. Son mari avait été déporté avec ses deux fils. D’ailleurs, il me semble qu’un des fils avait été fusillé devant elle et le plus jeune de ses fils a été déporté, et il est revenu de déportation, d’Auschwitz. Je suis restée chez elle pendant quelques mois, près d’un an, il me semble. Je ne m’y sentais pas très à l’aise parce que je ne connaissais personne. Je travaillais, elle vendait des vêtements sur le marché, des costumes pour homme, alors j’aidais. Par le temps très froid, je me souviens, j’étais sur le marché à vendre des costumes pour homme, à surveiller l’étalage et puis, je n’avais pas d’amis. Je travaillais avec elle le dimanche. Je m’y sentais assez malheureuse. Entre temps, 1948, la création de l’Etat d’Israël, mon beau-frère, le mari de ma sœur, avait des sœurs. Il avait lui-même eu sa mère déportée avec des plus jeunes enfants, mais deux de ses sœurs sont parties en Israël directement d’Allemagne. Elles sont parties en Israël et elles lui ont demandé de venir les rejoindre. J’ai donc su par lettre de ma sœur qu’ils partaient en Israël et je suis restée donc chez cette cousine en Belgique. Mais je m’y plaisais de moins en moins. Je n’avais qu’une hâte, c’est de m’en aller de là.
Interviewer : C’était où ?
Rachel : A Charleroi. Et j’ai donc décidé, suite à une lettre de ma sœur qui me disait « Viens nous rejoindre. Tu seras plus heureuse ici ! », j’ai donc décidé de partir en Israël. Alors je suis retournée à Paris. Là, j’ai été hébergée, pendant six mois, chez une bonne d’une de mes tantes qui a été déportée. Je dormais dans le même lit qu’elle et là, j’ai appris à tirer l’aiguille c’est-à-dire faire de la finition dans la confection pour dames, et j’ai travaillé pendant six moi pour m’acheter quelques petits effets. Je me suis inscrite dans un mouvement juif, pour partir en Israël, pour émigrer et je suis partie au bout de six mois. Donc, je suis partie pour rejoindre à nouveau à Marseille, un groupe à Marseille en 49 donc. C’était au mois de juin 49. J’ai pris le train et le train mettait douze à treize heures pour arriver à Marseille à cette époque. Ne voyant personne, une délégation devait m’attendre à Marseille, ne voyant personne, et comme débrouillarde depuis des années, j’ai pris un taxi et je me suis rendue à l’adresse désignée et ça s’appelait la Villa Gaby, sur la corniche, à Marseille. Et quand je suis arrivée à cet endroit, et quand je me suis présentée, on m’a dit « Mais comment es-tu venue toute seule et toute une délégation est partie te chercher ? « J’ai dit : « Je n’ai vu personne. Je suis venue toute seule. » Et je suis restée là six semaines, il me semble, dans cet endroit. Alors là, on faisait un début d’instruction militaire et je me suis retrouvée avec un groupe - plus qu’un groupe car nous étions au moins 200 enfants. Il y avait beaucoup d’enfants au moins. C’était tous des enfants d’Afrique du Nord. Des Juifs d’Afrique du Nord : de Tunisie et du Maroc. Et le soir, lorsque je suis allée dans le dortoir pour filles, dans un des dortoirs, elles chantaient des chansons en arabe. Pour moi, c’était le bout du monde. Je n’avais jamais entendu cela. Je me sentais à nouveau très isolée et le lendemain, je me mettais à part. Je n’avais pas réussi à m’intégrer tout de suite. Et le directeur du centre qui était un Juif allemand, je crois, m’a demandé : « Tu t’ennuies ? » Je lui ai dit oui. Alors il dit : « Viens avec moi ! » Il y avait une seule petite fille comme moi qui était de Strasbourg et il nous a prises dans son bureau. Je lui classais des papiers, je suis restée là. Finalement, j’ai réussi à m’habituer à ce groupe de jeunes et nous sommes partis en Israël, par un bateau du genre Exodus parce que nous avons mis une semaine pour arriver à Haïfa. Nous dormions – les cabines étaient réservées aux familles – et nous dormions à fond de cale dans des hamacs. On voyait des souris des rats courir, donc nous avons pris nos couvertures et nous sommes parties dormir sur le pont. C’était juillet ou août. Il faisait très chaud donc nous dormions toujours sur le pont. Et nous sommes arrivés en Israël. Là, ma sœur m’attendait au bas du bateau avec son bébé dans les bras, car son fils était né en Israël. Il avait deux mois. Elle m’a crié, j’étais encore sur le bateau, elle m’a crié : « Nous repartons en France ! » Je lui ai répondu : « Pourquoi m’as-tu fait venir alors ? » Bref. Je suis restée encore quelques heures sur le bateau parce ne voulait pas me laisser partir avec ma sœur. On ne voulait pas me laisser partir avec ma sœur parce que je m’étais engagée à partir avec un groupe dans un kibboutz. J’en passe… Mon beau-frère m’a récupérée avec beaucoup de mal, par surprise, et je suis partie vivre momentanément chez ma sœur et mon beau-frère.
Interviewer : Où ça ? A Haïfa ?
Rachel : Dans un village, je ne m’en souviens plus. Pas loin de Tel-Aviv. Nous vivions dans une chambre arabe, sans confort aucun. Il faisait une chaleur accablante et mon beau-frère avait installé, tant bien que mal, avec une petite pomme d’arrosoir, un semblant de douche et je suis restée avec eux environ un mois. Et je suis partie vivre chez des amis d’enfance à mon père, de Pologne, à Tel-Aviv, car ces gens-là avaient plusieurs enfants. Ils m’ont hébergée comme s j’étais un de leurs enfants, je dois dire. Ils m’ont trouvé immédiatement du travail. Je travaillais dans l’une des artères principales de Tel-Aviv. Je fabriquais des abat-jour et j’y suis restée donc trois mois, Je voulais rentrer en France. J’y avais le peu de famille qui me restait. Il y avait ma grand-mère, mon oncle et ma tante, mes cousins donc je voulais rentrer avec ma sœur. Je ne connaissais pas grand monde. Bien sûr cette famille adorable m’avait hébergée mais tous mes souvenirs étaient à Paris. Alors nous sommes rentrés à Paris, nous sommes rentrés avec beaucoup de difficultés parce que nous n’avions pas d’argent pour le voyage, pour… Je me souviens, lorsque nous sommes arrivés à Marseille, ma sœur m’a laissée dans une chambre d’hôtel. Mon beau-frère nous a suivies après pour vendre les quelques effets qu’ils avaient mis de côté. Et ma sœur m’a laissée avec son bébé qui avait cinq mois et demi dans la chambre d’hôtel, et elle est allée vendre, je ne sais où, sa bague, la bague qu’elle portait au doigt pour pouvoir payer notre voyage de retour. Et nous sommes repartis à Paris. J’avais 15 ans à l’époque. Et nous sommes allés chez une tante, celle qui était cachée avec nous chez notre oncle et tante, qui était cachée avec nous avec mon grand-père et ma grand-mère en 42, et nous ne pouvions pas rester chez eux non plus, parce qu’ils avaient un tout petit logement. Et chez mon autre tante, il y avait beaucoup d’enfants également. Donc là s’est amorcée à nouveau une vie difficile. J’ai été hébergée par une personne qui travaillait chez mon oncle et ma tante qui avait été déportée. Une femme qui a été adorable. Je dormais avec elle. Nous étions à trois dans le lit, parfois quatre, et je dormais dans le même lit qu’elle. J’y suis restée quelques mois, il me semble. Et ensuite, on oncle et ma tante ont voulu me reprendre, mais vraiment il y avait trop de promiscuité dans la maison. Il me semble avoir été dans plusieurs endroits. Je me souviens de difficultés, de grandes difficultés, et finalement mon oncle et ma tante sont partis à Bourges, dans le Cher. Ils ont acheté un petit magasin de confection pour hommes et dames et ils m’ont emmenée. Ma cousine, la plus jeune, et moi, nous sommes parties avec eux. J’y suis restée pendant quelques mois, il me semble, et je ne m’y plaisais pas. Je ne connaissais pas bien la province et je m’ennuyais de ma sœur. Je ne voulais pas y rester. Alors j’ai monté la tête à ma cousine qui avait deux ans de plus que moi afin que mon oncle et ma tante nous laissent monter à Paris, pour retourner à Paris.
Interviewer : Madame Jedinak, donc vous êtes revenue, vous avez eu encore une vie difficile jusqu’en 1949-1950. Alors, que s’est-il passé ensuite ?
Rachel : Donc je suis restée à Bourges, chez mon oncle et ma tante. Et ma sœur habitait un petit logement, tout petit, rue de Lancry. Elle est partie habiter avec son mari à Lyon, et donc je n’avais qu’une idée en tête, c’est récupérer le petit logement et m’y installer. Alors mon oncle et ma tante ne voulaient pas me laisser repartir à Paris. J’avais seize ans et demi. Donc j’ai monté la tête, comme je vous l’ai précédemment dit, à ma cousine qui avait deux ans de plus que moi, en lui disant « On arrivera pas à faire notre vie en province, dans ce petit coin. » Et finalement, mon oncle et ma tante ont accepté. Elle est venue vivre avec moi, ma cousine est venue vivre avec moi, pendant peu de temps. Et ensuite, j’ai vécu seule dans ce logement sans confort. Je travaillais dans la confection pour dames. Je… j’avais, entre temps pris, des besoin de prendre des cours de français en même temps. Et j’aurais pu trouver une place dans une banque. Une banque m’avait demandé de venir travailler, de venir apprendre et travailler dans cette banque. Je ne l’ai pas pu parce qu’il fallait que je m’assume. Je vivais seule. Il fallait tout payer. Il fallait que je me nourrisse, que je me vêtisse, que je paye mon loyer et tous les frais. Donc je n’ai pas pu. C’est un concours de circonstances, c’est peut-être cela qui m’a poussée aussi à choisir ce métier que ne me pas plaisait pas mais j’étais payée à la pièce. Donc, on ne pouvait pas m’exploiter sur mon âge. Et ce qui m’a permis peut-être de vivre plus mal que bien mais de vivre et de subsister. Et, je dois vous dire qu’à cette époque psychologiquement, j’ai craqué parfois. Alors, j’essayais de parler, de raconter, Mais à cette époque, on me disait : « Allez, c’est fini ! On parle de l’avenir, on parle plus de ça. C’est plus la peine, on ne revient plus en arrière. » Alors, j’ai enfoui tout ça au fond de moi-même. J’ai occulté pendant très longtemps.
Interviewer : C’était dans les milieux juifs ce que vous rapportez-là ? Cette réflexion « On ne parle plus du temps passé » et « C’est fini » ?
Rachel : Aussi bien dans les milieux juifs que dans les milieux non-juifs.
Interviewer : Il y a une volonté de ne plus parler…
Rachel : De ne plus parler. Autour de moi, ça a été comme ça en tout cas.
Interviewer : Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
Rachel : Alors, j’ai travaillé. J’ai changé plusieurs fois d’endroit. J’ai travaillé dans la confection pour dames et je me suis mariée en 1955. Je connaissais mon mari de longue date car c’était un ami d’enfance de mes cousins. Il avait également ses parents et ses deux plus jeunes sœurs qui avaient été déportés. Nous étions donc, tous les deux enfants de déportés, de père et mère, et nous avons tenté de construire une vie. Et j’ai eu ma fille, Evelyne, qui est née en 1958, qui m’a beaucoup apportée. Elle était sensible. Je ne lui ai pas raconté ma vie tout de suite, mais elle me dit que j’ai dû lui raconter beaucoup de choses car, elle me dit avoir été traumatisée, étant enfant, étant jeune, par ce que je lui disais. Elle y était très sensibilisée donc ça lui faisait mal. Et puis, une époque où je n’en parlais plus, parce que je sentais que c’était trop lourd pour elle, nous n’en parlions plus beaucoup. Mais elle était au courant de tout ce qui m’est arrivé, bien sûr. Nous avons repris tout cela par la suite. Mais je sais que souvent, souvent je n’ai pas pu en parler. Les gens n’étaient pas préparés.
Interviewer : Mais vous parlez enfin depuis relativement peu de temps. Ce désir de vous confier maintenant…
Rachel : Alors, c’est vrai. Je crois que c’est une prise de conscience collective. J’ai mûri, j’ai vieilli. Je me rends compte que je suis une des dernières des plus jeunes de la Shoah. Je voudrais tant que ce que j’ai vécu n’arrive plus. Je sais que c’est utopique. Lorsque j’entends parler actuellement de la Bosnie, l’épuration ethnique, je me révolte, je trouve cela affreux. Et j’ai deux petits-fils. L’aîné, Kevin, a douze ans et cela fait deux ans qu’il me talonne en me demandant d’écrire mon témoignage. C’est pour cela d’ailleurs, grâce à mon petit-fils, que j’ai pu faire remonter à la surface tant de souvenirs. Et je crois que je dois ça pour mon petit-fils, pour mes petits-fils, pour les autres enfants. Raconter ce qui s’est passé, raconter ce que nous avons vécu, ce que nous avons souffert, je crois que c’est extrêmement important pour la suite, pour les générations futures. Tout a été tellement occulté, ça me révolte. Je dois vous dire que j’ai des extraits de décès de mes parents. Les extraits de décès de mes parents sont des faux à mon avis parce que, mais je n’en ai pris conscience il y a peu de temps, ils ont été déclarés décédés à la mairie du 20ème arrondissement par un jugement déclaratif de décès. Or, j’ai, je possède ces jugements déclaratifs de décès et il est stipulé dedans que, vu les conditions particulières d’internement, on pense qu’ils ne sont pas arrivés au bout du voyage, et qu’ils sont, on prend comme date de mort, comme date de décès, la date où leurs convois ont quitté la France. Et en marge, il me figure rien. Donc, dans quelques générations, si les historiens veulent compulser les registres dans les mairies, que verront-ils ? Ils verront que Monsieur Psankiewicz, Madame Psankiewicz est décédée à telle date, à Paris ou à Beaune-la-Rolande ou à Drancy. Et ça ne veut rien dire. En fait, ils sont morts en captivité à Auschwitz et ça ne ressort nulle part. Donc, je veux contrer les négationnistes. Je voudrais laisser mon témoignage. C’est un modeste témoignage mais un parmi tant d’autres. Je sais que, actuellement, je milite dans plusieurs organisations juives. Je fais notamment partie de la Fédération des Fils et Filles de Déportés que préside Serge Klarsfeld. Je sais qu’il a fait beaucoup, beaucoup pour nous, pour la mémoire. La mémoire, c’est quelque chose de très important pour moi. Je suis aussi inscrite dans l’APFMA, c’est l’Association pour la Fondation de la Mémoire d’Auschwitz. Je crois que la mémoire est absolument nécessaire et absolument très importante pour la civilisation. Pour éviter la barbarie, je crois que seule la mémoire peut permettre de changer peut-être un peu le cours des choses.
Interviewer : Est-ce que vous n’avez pas le sentiment… d’après ce que vous m’avez expliqué, que votre petit-fils Kevin, donc l’aîné, est très très sensible à ce passé. Est-ce que vous avez l’impression que vous lui transmettez en ce moment le flambeau de la mémoire, de la mémoire juive ?
Rachel : Ca, j’en suis absolument certaine. C’est un enfant extrêmement éveillé et curieux, un enfant qui me pose des tas de questions et je lui ai dit un jour : « C’est étonnant, tu me poses plus de questions que ta mère. » Et il me dit : « Maman, c’était beaucoup plus près de toi. Elle, elle parlait avec son cœur et moi, c’est avec ma tête que je pense. » Il s’est trouvé, lorsqu’il y a eu des exactions dans le cimetière de Carpentras, il y a déjà 4 ans, il me semble, mon petit-fils Kevin avait 8 ans et le lendemain, on a posé des questions sur ce qui s’était passé. Kevin a levé le doigt. Il a dit « Je suis juif » et il a enchaîné sur les camps de concentration, la déportation, les fours crématoires, les chambres à gaz. Et lorsque je suis rentrée de mon travail justement, je suis montée chez mes enfants et là, Kevin m’a raconté. « J’ai paré de tout ça. » Ma fille, mon gendre et moi étions très étonnés. En fait, il nous avait entendu parler. Nous ne nous sommes jamais cachés et il a tout enregistré. Et comme il était assez comédien, il nous a dit : « J’ai fait pleurer toute la classe et même la maîtresse. » Alors ma fille a reçu un coup de téléphone, je crois de la maîtresse qui lui a posé des questions. Elle a dit « Oui, je crois, je n’ai rien à retirer de ce que vous a dit mon fils. Il a dit ce qu’il sait et il a dit la vérité. » Il a expliqué que tous ses arrière-grands-parents étaient morts à Auschwitz. Il disait à ces petits enfants : « Vous connaissez ma grand-mère qui vient me chercher ? Elle aussi, elle a été prise dans des rafles. Elle aussi, elle a vécu ça. » Alors je crois que j’ai passé le flambeau. Le plus jeune n’a que 9 ans, est moins bavard mais enregistre tout. Je le vois bien à son regard. Je crois qu’il est très important de transmettre, transmettre aux enfants, transmettre aux jeunes.
Interviewer : Et même aux générations passées, je vous en remercie. Bous voulez rajouter quelque chose ?
Rachel : Bon, je n’ai pas grand’ chose à rajouter à cette histoire sinon que mon vœu le plus cher est que nous n’entendions plus jamais des choses comme celles-là.
COMMENTAIRES SUR LES PHOTOS
Interviewer : Alors, Mme Rachel Jedinak, ce sont des photos qui représentent ?
Rachel : Alors là il y a mon père, ma mère, ma sœur aînée et moi-même étant bébé.
Interviewer : c’était en quelle année ?
Rachel : Ca doit être fin 1934 début 1935 vu la taille que j’ai.
Interviewer : Ce sont des documents que vous avez retrouvés ?
Rachel : Je n’avais plus rien. Les Allemands avaient vidé notre appartement et les photos que j’ai récupérées, c’est dans la famille, chez des amis et ce sont pour certaines des originaux, pour d’autres des copies.
Interviewer : Là, autre photo, je vois un monsieur et une dame.
Rachel : C’est mon père et ma mère dans les années 30. Je ne saurais préciser exactement la date. Il n’y avait rien derrière.
Interviewer : D’après vous, ils sont à Paris ?
Rachel : Oui, c’est à Paris absolument. Absolument à Paris. Ils s’étaient mariés à Paris.
Interviewer : Là donc, je vois une jeune fille presque et une petite fille.
Rachel : Alors, cette photo en fait, c’est une copie que j’ai récupérée. C’est ma sœur et moi-même. Et cette photo avait été faite pour être envoyée à mon père, à Beaune-la-Rolande.
Interviewer : Donc en 1941.
Rachel : En 1942. Début 1942.
Interviewer : Je vois la photo d’un soldat, Ca me rappelle d’ailleurs mon père en 1940.
Rachel : C’est mon père en 1939-40. 40 plutôt. Engagé volontaire dans le 22ème régiment de marche des Etrangers. Cette photo est de ? Cette photo vient de ?
Interviewer : Alors là, je vois trois jeunes hommes. Pouvez-vous nous expliquer ?
Rachel : Ca, c’est au camp de Beaune-la-Rolande. De droite à gauche, il y a mon père, mon cousin et mon oncle. Mon oncle était fabricant de vêtements de cuir. C’est ce qui explique leurs blousons de cuir. C’est la première des quatre photos de Beaune-la-Rolande qui sont en ma possession.
Interviewer : Une petite précision, si vous le voulez bien Mme Jedinak, le jeune homme qui est au milieu, qui est-ce ?
Rachel : Oui, le jeune homme qui est au milieu, c’est mon cousin, Maurice Mosek Psankiewicz. Le neveu de mon père donc. Et j’ai su par ma tante qui le détenait de déportés, mon cousin serait mort dans les bras de mon père à Auschwitz.
Interviewer : Cette photo-là a été prise le 6 juillet 1942.
Rachel : Oui, la date figure au dos de la photo. C’est peu de temps avant, non c’est plutôt, je l’ai marqué à l’américaine, c’est le 7 juin 1942.
Interviewer : Avant la déportation
Rachel : Le 7 juin, juste avant la déportation. On voit sur cette photo, j’ai fait une croix au-dessus de mon père. Il n’a même plus de chaussures. Il porte des genres de socles de bois avec une lanière dessus.
Interviewer : Une photo de deux jeunes garçons.
Rachel : Oui, là ils sont plus jeunes. Bien sûr la photo a été prise quelques années auparavant. Il y a sur cette photo, l’aîné, mon cousin qui justement a été déporté avec mon père et le second, Paul J. Celui-là, je l’ai rencontré pour la dernière fois lors de la rafle du Vel d’Hiv du 16 juillet 42 dans le centre La Bellevilloise où nous étions regroupés.
Interviewer : Maintenant, celle-ci représente ?
Rachel : Alors, j’ai tenu à vous montrer cette photo parce que c’est le frère, un des frères de mon père avec sa femme et son fils qui sont morts dans le ghetto de Varsovie. Je n’ai cette photo que du côté paternel, parce que du côté de ma mère, toute la famille a été anéantie au ghetto de Varsovie, je n’ai aucune photo.
Interviewer : Ces photos, qui représentent apparemment un garçonnet à gauche et trois autres jeunes enfants à droite, sont extraites sur livre de la Mémoire des Enfants. Pouvez-vous préciser ?
Rachel : Oui, j’ai fourni ces photos à Maître Klarsfeld pour qu’il les fasse figurer dans le livre des enfants déportés. C’est les enfants de la famille Leczner. C’est des cousins et cousines avec qui j’étais partie en exode. Je me souviens d’eux. D’ailleurs, ils ont tous été tués à Auschwitz avec leurs parents.
Interviewer : Je vois deux documents. Que pouvez-vous nous expliquer Mme Jedinak à leur sujet ?
Rachel : Et bien ce sont les cartes de déportés de mes parents. Dessus y figurent donc leur date de départ de Beaune-la-Rolande et Drancy, et date d’arrivée je suppose à Auschwitz.
Interviewer : Ce sont des copies de registres d’état-civil ? Que mentionnent-ils exactement ?
Rachel : Et bien ce sont effectivement les copies de registres d’état-civil. Les actes de décès de mes parents. Or, il se trouve que mes parents étaient déclarés morts par jugements déclaratifs de décès et on a pris comme date de décès, la date où ils ont quitté la France. Ca me paraît assez paradoxal.
Interviewer : C’est-à-dire que l’on mentionne le jour de départ en convoi et puis on ne sait pas après ce qu’il s’est passé ?
Rachel : Là-dessus, c’est un jugement déclaratif de décès donc il y a marqué, « par ces motifs » -on ne sait pas lesquels ! – « Monsieur ou Madame sont décédés » et on prend la date où ils ont quitté la France, comme acte de décès. Sur ces papiers ne figure absolument pas le fait qu’ils ont été déportés à Auschwitz.
Interviewer : C’est ce qu’on appelle « le flou administratif » ! Nous voyons donc maintenant la première page d’un jugement qui a été rendu.
Rachel : Oui, c’est le jugement déclaratif de décès de mes parents .Il est stipulé dessus que mon père ou ma mère, je ne sais de qui il s’agit en l’occurrence, n’a certainement pas survécu aussi.
Interviewer : Nous voyons la reproduction d’un jugement. De quoi s’agit-il ?
Rachel : C’est le jugement déclaratif de décès d’un de mes parents. Il fallait un jugement déclaratif pour les transcrire sur les registres d’état-civil. Et on a pris comme date de décès, comme je vous l’ai dit précédemment, la date où ils ont quitté le territoire français. Et il est stipulé dans ce papier que, vu que Monsieur ou Madame Psankiewicz en raison de l’épuisement et des cruels sévices qu’ils ont dû subir au moment de leur arrestation, sont décédés pendant le voyage, en territoire français.
Interviewer : Une liste de noms. Que représente-t-elle ?
Rachel : Alors, c’est une liste en très mauvais état. C’est une photocopie que m’a donnée Maître Klarsfeld. Et cette liste est très importante à mes yeux car ce sont des numéros de matricules tatoués à Auschwitz. Et dessus figurent le matricule de mon père et juste en-dessous celui de mon cousin.
Interviewer : De quoi s’agit-il sous le signe SS que je vois sur ce document ?
Rachel : Il s’agit de l’ordre de convoi du convoi numéro 5 avec lequel mon père est parti de Drancy vers Auschwitz. Ces documents, ces photocopies m’ont été délivrés par le CDJC.
Interviewer : Au document marqué du sigle SS est annexée une liste de noms. Pouvez-vous également nous préciser de quoi il s’agit ?
Rachel : Dessus figurent le nom de mon père et celui de mon cousin juste en dessous qui sont partis à Auschwitz par le convoi numéro 5.
Interviewer : Un autre document également sous le sigle des SS. Il concerne qui ?
Rachel : Il concerne ma mère qui a été déportée par le convoi numéro 12, en date du 29 juillet 1942.
Interviewer : Annexée au précédent document, une liste qui représente qui et quoi ?
Rachel : Ma mère. La déportation de ma mère par le convoi numéro 12.