Shoah Foundation VHA (S. Montard)

TEMOIGNAGE DE SARAH A LA SHOAH FOUNDATION 

Crédits : ©USC Shoah Foundation Institute

Oral History | VHA Interview Code: 22211

Date et lieu de l’interview : 5 novembre 1996, Le-Tremblay-sur-Mauldre.

Intervieweuse : Charlotte Rab.

 

Mention légale : Ce document est une transcription quasi-verbatim des 7 premières cassettes de  l’interview de Sarah Montard. Elle a été réalisée par Beverlye Gedeon (UPenn ’21) et Mélanie Péron (Senior Lecturer at UPenn). Il ne peut en aucun cas être considéré comme source primaire.  L’exactitude de la transcription n’a pas été officiellement vérifiée. 

à partir de 4'44

Sarah : Ma mère s’appelait Maria, Marjem en yiddish mais c’est devenu Maria en France. Et mon père s’appelait Moyshé-Kaïm c’est-à-dire Moïse. En vérité, Moïse- la-vie. Kaïm c’est la vie. Et en polonais, ils l’ont orthographié Movshe, son nom

 

Charlotte: Combien de temps sont-ils restés dans cette région de Malorita?

 

Sarah: Ma mère jusqu’à son départ en France, jusqu'à leur départ en France en 1930.

 

Charlotte: En 1930 ?

 

Sarah : Oui, mon père était né en 1903, ma mère en 1904.

 

Charlotte: Pour quelles raisons sont-ils venus en France ?

 

Sarah : Eh bien parce que la vie en Pologne était devenue très, très difficile et au point de vue matériel et au point de vue politique également.

 

Charlotte: Au point de vue matériel ? Quel était leur métier ?

 

Sarah : Ma mère était couturière. Pour elle, ça pouvait encore aller. Mon père il était… bon, c'était un intellectuel, il était journaliste, écrivain, poète et ce qui le faisait vivre, c'était le fait d’enseigner. Il enseignait dans les écoles juives. Et on ne trouvait plus de travail parce qu'il y avait un antisémitisme terrible en Pologne. A cette époque-là, ça s’est révélé. Comme mon père était devenu, en plus mes parents faisaient de la politique, ma mère était devenue, quand elle était jeune fille, avec l'arrivée des communistes, elle était devenue communiste. Or la Pologne, sa région était redevenue polonaise. Elle a été même mise en prison quand elle avait 18 ans pour fait de communisme, elle a été relâchée après. Mon père par contre qui était destiné à être rabbin puisque c'était une famille où il y avait déjà, par la suite, il y a eu 3 rabbins dans cette famille en-dehors de mon grand père et il y a actuellement également un rabbin à Jérusalem, mon cousin direct, mon cousin germain est rabbin et il est même Rosh Yeshiva c’est-à-dire qu’il dirige une yeshiva à Jérusalem.  Mon père était destiné donc à être rabbin, avait fait toutes les études, toutes les préparations et puisYà l'âge de 16 ans il a abandonné tout cela et son père, qui pourtant était rabbin lui-même, ne lui en pas voulu. Il a dû avoir des discussions certainement. Il n’en a pas tellement voulu et mon père est devenu sioniste de gauche et ensuite il a milité au sionisme de gauche mais ensuite il est devenu anarchiste et quand ils se sont connus mieux, ils se connaissaient depuis l’enfance, mais enfin quand ils sont tombés amoureux l’un de l’autre, ma mère est devenue anarchiste de ce fait. 

 

Charlotte: Ils militaient en Pologne dans des milieux anarchistes ?

 

Sarah : Je suppose que oui. Je sais pas vraiment, ils ne m’en ont pas parlé en Pologne. En France, je sais qu’ils militaient mais en Pologne, si, certainement ils avaient des contacts.

 

Charlotte: Est-ce que vous aviez des frères et des sœurs ?

 

Sarah : Non. Moi je suis fille unique 

 

Charlotte: Donc, en 1930 vos parents viennent en France 

 

Sarah : Ils sont venus en France c’est-à-dire mon père est venu…

 

Charlotte: Directement en France ?

 

Sarah : Ah oui directement, mon père est venu le premier il avait un frère qui s'était installé, enfin qui travaillait à Grenoble et il a donc rejoint son frère. Un de ses frères était parti avant lui. Il avait dû partir en 29 d’ailleurs, un an avant parce qu’il était installé à Grenoble avec sa femme et mon père a rejoint tout d’abord son frère à Grenoble et il a dû partir au printemps de 1930 et, nous, il nous a fait venir vers octobre je pense ou novembre. Donc j’avais deux ans et demi à notre arrivée en France 

 

Charlotte: Vous vous êtes installés à Grenoble ?

 

Sarah : Non, non pas du tout, parce que là il était déjà à Paris. Il était déjà revenu à Paris parce que, à Grenoble, il avait eu des déboires. Mon oncle lui avait trouvé du travail dans une gare où il fallait qu’il transporte des rails etc. C'était dur. Pour un intellectuel, c'était difficile. Alors mon père ne parlait pas le français à cette époque-là et mon oncle lui avait dit : «  Si… quand même c'était trop dur eh ben tu t'assois, tu dis que t’es fatigué. » Enfin il lui a appris le mot je suis fatigué et mon père s’est assis à un moment et le contre- maître est arrivé et il dit : « Qu’est ce que vous faites là ? » et il dit : « Ben, je suis fatigué. » «  Alors prenez la porte, allez chercher votre paye. Vous prenez la porte ! » Ca a été terminé. 

 

Charlotte: Et à Paris, où est-ce que vous avez vécu?

 

Sarah : Alors à Paris, nous avons d’abord logé à l’hôtel, je me souviens c'était … c'est curieux comme j'ai vraiment des images très précises même de Pologne j’ai des images très précises encore. Alors que j'étais vraiment toute petite. Mais là en France nous logions à l'hôtel… au Select Hôtel dans le 15ème arrondissement, je crois que c’était ce qu’on appelle maintenant la place Charles-Michels. C'était sur cette place-là où il y a la rue Saint-Charles, dans le XVème, et dans cet hôtel il y avait beaucoup de réfugiés. Je me souviens de ma mère, c’est pourtant très curieux il y a un nom qui m'a frappée, il y avait une femme qui s'appelait Flora Ledovda [orth ?].

 

Charlotte: Une Russe ?

 

Sarah : Oui, une Juive d’ailleurs, une Juive russe et ma mère était très amie avec elle et cette dame était très gentille avec moi faut dire la vérité. Alors j’ai différentes images de cette enfance-là, enfin de cette période-là, c’est très curieux parce que, par exemple, je me souviens de m'être pris les doigts dans l'ascenseur. C'était une porte à glissière, vous savez avec les croisillons. Ca s’est refermé sur mon doigt. Cela je me souviens très bien. J’ai encore presque le sentiment de la douleur que j’ai eue ce jour-là d’une part et d’autre part j’ai appris là-bas à aimer le foie. Moi qui détestais le foie, je me souviens d'être allée avec ma mère chez une marchande lors du déjeuner dans une quincaillerie et la dame était… enfin personne n’était dans la boutique. Il y avait une odeur extraordinaire de foie grillé justement, moi qui n’aimais pas le foie, et cette dame est arrivée de l'arrière-boutique en mâchant avec délectation son foie et depuis j’ai aimé le foie. Mais nous sommes restés quelques mois là-bas et puis ensuite nous avons déménagé rue des Panoyaux tout d’abord. Là, je devais avoir 3 ans et demi. Et puis, quand j’ai eu 4 ans, nous sommes arrivés rue Piat dans le 20ème arrondissement. Rue Panoyaux, c'est le 20ème également. Ensuite nous sommes arrivés rue Piat et c’est là que je suis allée à l’école pour la première fois, l'école maternelle mais je parlais pas du tout le français. Et cela a été terrible et encore le hasard veut que ma fille soit allée habiter rue Piat également au moment où son fils avait 4 ans, donc il aurait pu aller à la même école que moi.

 

Charlotte: Quelle langue parlait-on chez vous ?

 

Sarah : Alors on parlait le yiddish, chez nous nous c'était le yiddish.

 

Charlotte: Uniquement?

 

Sarah: oui, uniquement

 

Charlotte: Même quand les parents s’adressaient à vous ?

 

Sarah : Ah oui ! C'était toujours en yiddish. Mon père avait voulu, mais justement à 3 ans et demi rue Piat, il a voulu absolument m’apprendre à lire et à écrire, je savais donc lire et écrire le yiddish mais pas du tout le français et mes parents parlaient le russe entre eux quand ils ne voulaient que je comprenne alors c'était le russe, ça c’était leur langue aussi mais enfin c'était vraiment le yiddish. Et alors je me souviens qu’il existe toujours cet escalier pour descendre de la rue Piat à la rue des Couronnes où était mon école maternelle et il y avait un escalier et les premiers jours quand mon père m’emmenait à l'école c'était épouvantable parce que je hurlais, je criais, je m’accrochais à la rampe de cet escalier et maintenant chaque fois que je descends cet escalier, parce que je vais souvent à Paris, je me souviens de cette angoisse que j’avais en allant à l'école maternelle. Pour moi, c'était épouvantable que les enfants ne parlent pas la langue que je parlais moi, ils parlaient tout à fait une autre langue que je ne comprenais pas du tout puisque le russe encore je pouvais saisir quelques mots mais le français alors pas du tout. Enfin, ça a été très vite. J’ai très vite appris évidemment. Et ensuite, c’est moi qui apprenais le français à mes parents. Voilà bon ça, c'était l'école maternelle. Je restais deux ans dans cette école maternelle. Evidemment j’ai aussi des souvenirs de bouillon, d’abord du lait aussi. On nous donnait du lait tous les matins un verre de lait et la plupart du temps il était brûlé alors depuis j’aime pas, j’aimais pas le lait de toute façon. Par contre, ce que j’adorais, on nous donnait du bouillon dans lequel on mettait de la viande hachée de cheval et ça c’était excellent. Et…

 

Charlotte: Pour le repas du midi ?

 

Sarah : Euh oui, pour le repas de midi parce que je restais à la cantine quand même parce que mes parents voulaient que je fasse comme tout le monde et que j’apprenne. Bon aussi les enfants parisiens comme on ne voyait jamais la campagne on nous emmenait faire des rayons, des ultra-violets alors ça aussi je me souviens. On se baladait tout nus dans ce salon où tout était violet. Ce sont des images qui restent et dans cette rue Piat il y avait quelque chose de magnifique aussi au bout de la rue était une petite place, il y avait une petite place avec une boulangerie -tout ça c’est démoli maintenant - et un escalier qui descendait dans la rue Vilin parce qu’on était tout en haut de Belleville parce que vraiment on dominait tout Paris. Il y avait un chevrier qui venait avec des chèvres au moins une fois par semaine et alors il jouait de la flûte de pan, il baladait ses chèvres il allait sur la place où il y avait la boulangerie et toute les femmes de cette rue et même du quartier venaient chercher du lait de chèvre pour les enfants. Donc j’ai été donc j’ai une enfance un peu nourrie du lait de chèvre. Ca j’aimais bien, le lait froid, le lait de chèvre, c'était très bon. Il y avait aussi, on était… donc cette rue Piat donne dans la rue de Belleville et dans la rue de Belleville à cette époque-là il y avait encore des voitures à chevaux et les voitures descendaient cette rue. Alors les chevaux freinaient en même temps ils patinaient, leurs sabots patinaient sur les rails de tramway. Il y avait encore des rails de tramway dans cette rue ainsi que dans la rue de Ménilmontant qui n'était pas loin et cela faisait des étincelles et c'était beau aussi. En hiver, il y avait des chevaux qui glissaient et tombaient. C'était dramatique quelquefois. Alors, après l’école, je suppose après l’école maternelle je suis allée à l’école communale rue de La Mare pas très loin non plus et naturellement j'étais très bonne élève comme j’avais appris à parler le yiddish, enfin à l'écrire également, j’ai appris vite aussi le français. Enfin, je le parlais déjà à l'école maternelle. Là j’ai tout de suite, au CP, j’ai tout de suite ...

 

Charlotte: Vous n'étiez pas troublée par les différentes langues ?

 

Sarah : Non, non pas du tout … j'étais bilingue à la maison on parlait le yiddish et puis le français. Je l’enseignais à mes parents d’ailleurs. Mon père s’y était très vite mis mais ma mère beaucoup plus lentement. Et alors dans cette école communale - j’ai dû passer deux ans dans cette école communale- et j’ai connu d’ailleurs une petite fille que je retrouve après plus tard à Drancy. Mais j’en parlerai à ce moment-là, elle s'appelait Clara Brodski, Claire Brodski. Bien, c’était quoi… on a ensuite déménagé, on est allés habiter dans le XIème, cité Popincourt et j’allais à l'école rue de la Folie-Méricourt. C’est là que j’ai commencé, moi personnellement, à percevoir justement l’antisémitisme que j’avais pas tellement ressenti auparavant

 

Charlotte: De la part de vos camarades ?

 

Sarah : Des camarades, des enfants oui oui aussi pas tellement à l'école maternelle ni les deux premières années de l'école communale. Je ne sais pas pourquoi ou alors je n’en ai pas de souvenirs. Par contre, rue de la Folie-Méricourt alors par les enfants, on était traitées de sale de youpines. Ca c’était très, très courant. Euh mes parents qui n’avaient pas beaucoup d’argent, parce que ça il faut dire qu’on était très pauvres parce que autant il n'avait pas de travail en Pologne mon père mais il n’en avait pas beaucoup plus en France. Il faisait un petit peu tous les petits métiers et c’est pas grand chose, ma mère travaillait dans la confection, elle qui était couturière bon s’était mise à travailler à domicile, ouvrière à domicile.

 

Charlotte: De la couture ?

 

Sarah : De la couture évidemment, la confection pour dame et elle était très exploitée, il faut dire à tous les points de vue 

 

Charlotte: Elle allait chercher du travail ?

 

Sarah: Oui elle allait chercher le travail qu’elle amenait à la maison, elle livrait le travail mais, si vous voulez, elle était payée au noir donc moins que d’autres à cette époque-là et pas du tout déclarée et c'était pas…

 

Charlotte: Et votre papa qu’est-ce qu’il arrivait à faire ?

 

Sarah : Alors, lui il a fait différentes choses, il s’est essayé à la retouche. Il trouvait du travail, ah si il trouvait quand même du travail dans les journaux juifs en yiddish donc il collaborait

 

Charlotte: Vous savez quels journaux ? Dans quels journaux il travaillait ?

 

Sarah : Ah écoutez il a travaillé dans “ inaudible” qui était l’organisme communiste juif et alors là il donnait des poèmes, il écrivait des articles aussi et il a travaillé comme correcteur. Je crois même qu’il a été à un moment lithographe, enfin il avait appris la lithogravure. Enfin il n'y a plus ça maintenant. Enfin, on a été très, très pauvres et dans cette école, le premier acte, enfin le premier …oui, je me souviens de cette première manifestation antisémite de la part d’une institutrice. Ca, je ne l’oublierai pas parce que c’est très curieux, les noms on les oublient et cette institutrice-là, je me souviens de son nom, elle s'appelait mademoiselle Cajat [orth ?], une demoiselle de quarante et quelques années, bon nous on l'appelait la Mère Caca, bon les enfants évidemment, c’était la Mère Caca. Elle voulait absolument nous apprendre la Marseillaise, alors elle nous faisait chanter la Marseillaise et moi je connaissais pas les paroles de la Marseillaise évidemment on chantait pas ça chez nous, on chantait plus l’Internationale que la Marseillaise donc je connaissais pas les paroles alors j’ai chanté l'air, elle me dit « Pourquoi tu ne chantes pas les paroles ? » mais je dis « Je connais pas les paroles, je connais que la musique mais je connais pas les paroles. » Alors, elle dit : « C’est une honte ! Tu ne connais pas les paroles de l’hymne national du pays qui nourrit tes parents ? » Alors à 8 ans on n’allait pas répondre « Mais mes parents, ils travaillent pour se nourrir » Evidemment j’avais pas eu ce réflexe-là mais j’ai trouvé cela… c'était pas spécialement antisémite, c'était xénophobe surtout mais bon. L'antisémitisme, c’était surtout de la part des enfants c'était terrible. Dans les écoles de garçons, puisque la cour des garçons était à côté de la nôtre. Il y avait des batailles, ils se battaient en se traitant de youpins, les petits garçons entre eux. Sinon, j’ai pas de souvenir marquant encore de cette époque-là à ce sujet. Alors nous arrivons à la guerre déjà ? Non pas encore …

 

Charlotte: Je ne pense pas

 

Sarah: Pas encore 

 

Charlotte: Vous avez changé encore de logement ?

 

Sarah : Ah oui, c’est vrai. On a changé de logement, j’ai changé d'école encore c’est vrai, alors on est allés habiter rue des Pyrénées. Ca ç’a été notre dernier logement jusqu'à la guerre. 

 

Charlotte : De ce logement vous avez un souvenir précis, vous pourriez nous le décrire?

 

Sarah : Ah oui, le logement je peux le décrire mais avant je voulais quand même parler… parce que c’est une enfance qui a été quand même très marquée par les différentes guerres et par aussi ce qui se passait en Allemagne par la montée d'Hitler parce que, ça, on en parlait chez nous comme mes parents faisaient de la politique et qu’il venait énormément de gens, des Russes qui arrivaient en France. Par exemple, l’un des théoriciens anarchistes, “ inaudible” venait chez mes parents, il y avait beaucoup d’intellectuels, il y avait des écrivains qui venaient, des peintres et puis il y a eu en 36 la guerre d'Espagne aussi, et ça, cela m’a beaucoup frappée parce qu’on allait au cinéma et on voyait les actualités , les villes bombardées, le bombardement que faisait les Franquistes et moi, j’étais très impressionnée par les enfants qu’on voyait tués et je faisais des cauchemars justement à cette époque-là, beaucoup de cauchemars d’avions que je voyais toujours dans mes rêves. Un avion, beaucoup d’avions qui arrivaient et lâchaient leurs bombes, qui lâchaient leur bombes et moi je courais, je courais pour éviter les bombes. Ca, c’était un de mes fréquents cauchemars et je sais pas pourquoi les avions m’ont marquée à ce point-là. Donc, c'était la guerre d’Espagne de 1936 qui a duré 3 ans et en 37 nous sommes partis en Pologne avec ma mère pendant deux mois parce que mon grand-père était mort et une des sœurs de ma mère était arrivée en France également. Trois de ses sœurs avaient émigré en Palestine après l'époque que ma mère avait émigré en France, je crois un peu plus tard en 31. Elles étaient parties donc en Palestine, elles faisaient partie des pionniers, les trois sœurs de ma mère. Et nous étions parties avec cette sœur qui était arrivée en France deux ans plus tôt. Cette sœur, ma mère, et moi sommes allées rejoindre ma grand- mère en Pologne et nous sommes passées par Berlin et le train s'est arrêté à Berlin assez longtemps. Je ne sais pas sur quelle place, il faudrait que je retrouve cette place énorme, alors la voie ferrée était au-dessus d’une place immense et sur les deux pistes, de chaque côté de la voie ferrée, il y avait un avion posé avec la croix gammée sur les ailes et ça aussi ça m’a impressionnée terriblement parce qu’on entendait parler d’Hitler de ce qu’il faisait aux Juifs allemands.

 

Charlotte: C'était l’objet des discussions chez vos parents ?

 

Sarah : Ah oui, oui et moi j'écoutais tout cela le soir quand il y avait des discussions soit j'étais dans mon lit mais comme on avait effectivement … c’était pas très grand (je vous décrirai l’appartement) effectivement, j’entendais ce qu'ils disaient jusqu’à ce que je m’endorme. Et ça m’impressionnait beaucoup quand on parlait de la montée du nazisme, enfin de l'avènement d’Hitler depuis 33. Alors j’ai donc cette image de la croix gammée et ensuite quand on est arrivées chez ma grand-mère, on est restées deux mois. Je me souviens encore de là-bas en Pologne ; j’ai fait une petite fête pour les enfants. C'était très bien que je parle le yiddish parce qu’ils ne parlaient …

 

Charlotte: Dans le petit village de Malorita?

 

Sarah: Oui, Malorita. Oui, oui c’est là-bas que j’ai passé deux mois et une de mes tantes était venue de Palestine avec sa petite fille aussi. Moi, j’avais donc 9 ans et ma cousine avait deux ans. Ma tante était venue et a emmené ma grand-mère, ce qui fait que ma grand-mère a échappé aux massacres parce qu’on a su après… justement là-bas je me souviens tellement de deux petite filles “ inaudible”. C'étaient deux petites filles adorables et j’ai joué avec les enfants et j’ai organisé même un spectacle où je chantais des chansons françaises et je dansais en même temps ce que j’avais appris à l'école et tous ces petits garçons et toutes ces petites filles, il y en a deux qui sont restés et qui ont raconté le massacre. Enfin, ils étaient déjà jeunes gens - pas très vieux au fait, je dis « jeunes gens » mais pas du tout, ils avaient presque 14 ans – et ils ont pu se sauver dans les bois et rejoindre les partisans  mais ils ont vu massacrer tout le monde dans ce village. Mes grands-parents paternels étaient morts déjà, ils étaient morts en 34 et ma grand-mère maternelle donc a survécu. J’ai pu la revoir en Israël après la guerre.

 

Charlotte: Il y a des frères et sœurs qui sont restés sur place ?

 

Sarah : De mes parents?

 

Charlotte: De vos parents

 

Sarah : Euh, ah oui, bien sûr il y a… du côté de mon père, il y avait une de ses sœurs qui était restée dans le village avec son mari rabbin et elle avait deux enfants à l'époque, elle a été massacrée. Un autre frère également. Il y a une sœur, qui était en Russie, qui a été massacrée aussi au moment de l’avance des Allemands. Enfin en Ukraine, c’était tout près. Pour moi, ça a été une chose terrible d’apprendre après la guerre que tout le village avait été massacré comme ça. Alors, nous sommes ensuite revenues en France et on arrive quand même maintenant à la guerre. Il y a cet appartement dans lequel nous avons emménagé en 38 qui n’était pas très grand. C’était un rez-de-chaussée, c’était un bel appartement avec du parquet ciré, enfin qu’on frottait et qu’on cirait. Moi, je frottais le parquet aussi avec la paille de fer. Ma mère cirait évidemment. Donc c'était un rez-de-chaussée qui donnait sur une cour et il y avait deux pièces, simplement deux pièces. Une chambre dans laquelle dormaient mes parents et la salle à manger dans laquelle j’avais mon lit à moi. Alors, c’était pareil j’entendais toujours toutes les discussions des gens qui venaient.

 

Charlotte: Et votre maman travaillait dans sa chambre?

 

Sarah : Oui, elle travaillait dans sa chambre justement et les chambres n'étaient pas séparées par une porte, c'était un rideau c'était une grande baie, si vous voulez avec un rideau. Pour nous, c'était très pratique parce qu’avec mon cousin, on faisait du théâtre là. Alors, on donnait des spectacles et on ouvrait ce rideau et nous on était derrière, c’était la scène. Il y avait quand même une cuisine qui donnait également sur une petite cour au rez-de-chaussée et des waters, et ça c’était très rare et un cabinet de toilette. Non pas un cabinet de toilette mais un cabinet-débarras, pardon. Il n’y avait pas de salle de bain, on se baignait dans la cuisine, c’est-à-dire moi je me baignais mais mes parents, non. Ils allaient aux bains-douches municipaux qui n'étaient pas loin d’ailleurs et moi, on me baignait dans une baignoire en zinc. Et ma mère m’a portée sur son dos jusqu'à l'âge de 11 ans. Elle me portait sur son dos pour me sortir de la baignoire 

Charlotte: Nous parlions de votre vie avant la guerre

 

Sarah : Oui

 

Charlotte: Et vous m’avez dit que vos parents étaient anarchistes

 

Sarah : oui

 

Charlotte: Comment vous suivez leur activité politique?

 

Sarah : Ben mes parents ne voulaient jamais me laisser à la maison, alors ils m’emmenaient partout avec eux. Evidemment alors j’assistais aux meetings. J’ai vu Sébastien Faure qui était aussi un théoricien anarchiste, un monsieur à cheveux blancs, une grande barbe blanche. Tout à fait comme on l’imagine dans les portraits du 19ème siècle, de fin du 19ème siècle, et puis il y avait les sorties également à la campagne c’est-à-dire qu’on allait à Villeneuve-Saint-Georges. On se réunissait à Villeneuve-Saint-Georges ou à Garches. Il y avait tous ces meetings justement où on parlait de la guerre d’Espagne et où il y avait toute une action pour l’Espagne et les gens donnaient de l’argent pour aider les camarades espagnols. J’ai suivi tout cela.

 

Charlotte: Vos parents n’ont pas été tentés de s’engager pour partir en Espagne ?

 

Sarah : Euh, ben ma mère ne pouvait pas, parce que, elle, il fallait qu’elle travaille. Mon père, à un moment, j’ai pensé qu'il était parti en Espagne mais en vérité, il a été en Espagne mais pas pour participer aux… il n'était pas dans les Brigades Internationales. Il partait en Espagne parce qu’il était expulsé de France comme il n’avait pas de travail fixe, tous les 3 ou 4 mois, il était expulsé, il avait le papier d’expulsion et on le reconduisait à la frontière soit à la frontière espagnole soit à la frontière italienne soit à la frontière suisse mais il revenait toujours en clandestinité. Il y avait ça aussi, il y avait des clandestins pendant ce temps-là. C’est quelques choses qui a été bien observé dans un livre de Simone Signoret, Adieu Volodia, où elle raconte cette clandestinité des gens qui venaient. Et chez ma mère travaillaient également, il y avait des femmes qui venaient travailler et quand la police venait, les inspecteurs de la Préfecture de police venaient faire des perquisitions et on enfermait, je me souviens toujours, on enfermait des gens dans des placards qu’ils ne trouvaient pas, peut-être parce qu’ils ne voulaient pas chercher vraiment, enfin je ne sais pas. Ma mère devait peut-être leur graisser la patte, je sais pas exactement ce qui se passait mais on n’a jamais arrêté qui que ce soit chez nous. Enfin, mon père, il était toujours à la frontière. Donc, il est allé plusieurs fois en Espagne. Alors, je sais pas quel contact il a pris, parce que j'étais quand même trop jeune d’abord pour qu’on me raconte tout cela. J'étais très triste qu’il s’en aille en Espagne mais ce qui était caractéristique justement dans le domaine, enfin on peut dire, oui c’est l’antisémitisme c’est que même dans les milieux de gauche, les anarchistes juifs étaient désignés comme juifs aussi parce qu’ils se revendiquaient comme juifs. Oui, c’est ça c'était leur façon, si vous voulez, de se rattacher un peu au judaïsme, enfin je suppose.

 

Charlotte: Vous n’aviez pas du tout d’appartenance religieuse ?

 

Sarah : Non, pas du tout, absolument pas. Seulement, c'était l’une des façons de se rattacher au judaïsme. C’était… parce que ça passe par différentes choses quand même : il y a l’humour aussi, la dérision, il y a différentes choses qui vous font sentir juifs sans que vous soyez religieux. Alors, il y avait aussi, il y avait donc le frère de mon père qui était revenu à Paris. Il y avait deux enfants également : il y avait mes cousins, avec qui nous étions élevés ensemble comme des frères et soeurs et ils avaient également leurs grands- parents, les parents de ma tante étaient venus en France également.

 

Charlotte: Ils vivaient pas trop loin de vous ?

 

Sarah: Non, non, non dans même quartier et justement pour la Pâques juive, à Pesach, ils nous faisaient une fête. Or, ils étaient communistes, eux. Enfin surtout la grand-mère de mes cousins était communiste mais pour qu’on n’oublie pas qu’on était juifs, on faisait la Pâques traditionnelle vraiment avec le seder et toutes les questions, c'était mon cousin qui apprenait les 4 questions qu’on posait la nuit du seder. Ca, c’était très curieux. Alors évidemment de la part des anarchistes c'était pour dire « on est quand même internationalistes, pourquoi voulez-vous vous distinguer en tant que juifs ? » alors c'était à un tel point qu’ils ont fondé un club anarchiste juif. Et il y a encore des gens qui vivent actuellement qui faisaient partie de ce club anarchiste juif, ça c'était très curieux.

 

Charlotte: Nous arrivons en 39, qu’est-ce que vous vous rappelez ?

 

Sarah: Ah oui 39, je me rappelle très bien parce que, moi, j’étais alors… nous habitions au 306 rue des Pyrénées, c'était le numéro. Moi j’allais à l'école rue Olivier-Metra. J'étais vraiment une excellente élève, ça il faut le dire que j’étais une des meilleures. Et au CM2… alors là aussi, il y avait des bruits de guerre déjà à la fin de cette année-là. Et une des filles de ma classe me disait « Oui, c’est à cause de toi qu’il y a la guerre ! » C'était à cause de moi parce que j'étais née à Dantzig. Elle savait que j’étais née à Dantzig. « C'est à cause de toi qu’il y a la guerre et en plus t'es juive ! C'est à cause des Juifs qu’il y aura la guerre ! » Elle s’appelait Geneviève de Rupré [orth ?] je me souviens de son nom parce qu’après, je l’ai retrouvée au lycée cette fille-là. Alors, je sais pas si elle est restée antisémite, enfin elle n’a dénoncé personne à ma connaissance. Alors, dans cette école, j’ai passé l’examen, au CM2, j’ai passé l’examen d’entrée en 6ème et j'étais tout de suite reçue. J’avais donc 11 ans en 39, oui c’est ça j’avais onze ans. Et le lycée, il y avait un lycée tout neuf. Il avait été  bâti en 1937, vous voyez on était en 39, il était très beau, tout rose, et c'était le lycée du cours de Vincennes. Le lycée de jeunes filles du cours de Vincennes. J'étais donc nommée dans ce lycée-là. J’allais dans ce lycée-là et je me souviens que mon père m’a emmenée justement quand j’ai passé l’examen. Ca devait être fin juin début de juillet, oui puisqu’on arrêtait la classe le 15 juillet, et il m'a emmenée voir ce lycée qui était tout au bout de la rue des Pyrénées. Nous, nous, habitions au 306 et le lycée était au numéro 1 de la rue des Pyrénées. Et c'était... Ah ! j'étais très contente d’aller dans ce lycée. C’est un beau bâtiment tout rose, en pierre rose, avec un hall d'entrée magnifique, des vitraux au-dessus du portail d'entrée. Ca me semblait formidable et j'étais très fière d’aller dans ce lycée. Alors, nous sommes partis en vacances. Donc à la rentrée, je devais venir au lycée. Pour une fois, nous sommes partis en vacances. C'était pas souvent ! Moi, j’ai vu la mer, la première fois, quand j’avais 7 ans. Je suis partie toute seule dans une colonie de vacances. Mes parents m’avaient expédiée dans une colonie communiste, d’ailleurs. Là aussi, j’ai des souvenirs mais enfin, c’est pas spécialement à raconter… et on était partis camper à côté de Pithiviers, très curieux, un nom prédestiné. Entre Malesherbes et Pithiviers, un petit bled qui s’appelait au Buthiers et quand on est revenus, il y avait vraiment des bruits de guerre. Et le 2 septembre, la guerre était déclarée alors tout le monde… mes parents étaient assez déboussolés, d’ailleurs comme tout le monde, déroutés. Ils avaient peur. Et on avait peur des bombardements parce que il y avait… alors on commençait des alertes, on commençait effectivement des bombardements. Les avions venaient, la DCA tirait quand… la défense aérienne. On m’a envoyée, donc par la mairie, en évacuation et on nous a évacués sur le Tréport, Mers-les-Bains - enfin les garçons étaient au Tréport, les filles étaient à Mers-les-Bains - dans des locaux de colonies de vacances. C'était plus la colonie de vacances puisque d’abord, il faisait froid, en septembre, on pouvait déjà plus se baigner à ce moment-là, en tout cas, cette année-là. Et.. si, on se baignait quand même… si,si j’ai dit des bêtises, on s’est quand même baignés dans la mer… Mais enfin, on était dans cette colonie qui était pas équipée pour recevoir tant d’enfants. Il n’y avait pas assez à manger, on mangeait très, très mal et alors nous, notre rêve, c’était de s'évader. Les parents nous envoyaient des mandats de rien du tout, 2 francs, 3 francs et avec ça on disait on va s’acheter des cordes et on va s’évader. Alors, on ramassait de la nourriture pour pouvoir s'évader tellement on mangeait mal, c’était ça surtout. Et puis, on voulait rejoindre nos parents. Mon père a été mobilisé, ça aussi… il a été mobilisé dès les premiers jours et…

 

Charlotte: Dès les premiers jours ?

 

Sarah: Il a été mobilisé dans l'armée polonaise puisqu’il était étranger, donc il était dans l’armée polonaise et on l’a envoyé dans les Deux-Sèvres. Allez savoir pourquoi ? C'était pas du tout le front bon ben il était à côté de Niort dans les Deux-Sèvres. Et il a fait les vendanges. Au mois de septembre, ils faisaient les vendanges. Et il m’a envoyé par colis une grappe de raisin de sa vendange mais comme le colis est arrivé une semaine après, le raisin était pourri évidemment. Mais bon je l’ai reçu mais le raisin était pourri. Mais enfin j’ai de bons souvenirs aussi de cette colonie. On chantait, le soir, les monitrices étaient pas mal, bon. Et puis de là, il a commencé à faire froid à la fin septembre évidemment donc ils n'étaient pas du tout équipés, c'était pas chauffé. On nous a envoyés à Etripagny dans l’Eure, chez des soeurs dominicaines, et là on dormait dans un dortoir. Alors évidemment, il y avait une grande vierge, il y avait un christ, une vierge, enfin… c'était des religieuses c’est vrai. 

 

Charlotte : Vous étiez avec d’autres enfants du quartier ?

 

Sarah : ah oui, que des enfants du 20ème puisque c'était la mairie du 20ème arrondissement qui nous avait envoyés, que les enfants du 20ème arrondissement, et on était 5 Juives en tout. Parce que c'était toujours des filles, on était séparés, les garçons ont été envoyés ailleurs euh donc 5 filles. On nous a pas obligées à assister à la messe, cela il faut dire la vérité, pas du tout parce que toute les filles assistaient le dimanche à la messe et nous, non. On n’était pas quand même obligées. Il y avait des poux dans cette colonie-là. Ils ne pouvaient pas éviter, je suppose. On est restés là jusqu'à la fin d’octobre. Et, mes parents sont venus me chercher et j’ai réintégré le lycée, le 1er novembre au lieu du 1er octobre. La rentrée s’est fait le 1er octobre. Mais, je ne sais pas si la rentrée n’avait pas été perturbée quand même à cette époque-là aussi déjà. Moi en tout cas, je suis rentrée le 1er novembre. Et là, j'étais heureuse vraiment. J’ai retrouvé cette Geneviève de Rupré [orth ?] qui me méprisait toujours, qui me regardait toujours d’un air méprisant. On était quelques Juives, on s’est un peu groupées, et puis j’avais d’autres amies également, pas que des juives. Ma meilleure amie d’ailleurs s’appelait Violette. Elle n'était pas juive du tout. Cette période-là a été très intéressante pour nous parce qu’il y avait des alertes. Alors les sirènes commençaient à retentir. Au lycée, on descendait dans la cave du lycée et puis à la maison, alors c'était autre chose à la maison, on descendait également à la cave. Il y avait une cave dans notre immeuble mais on n’est pas descendus souvent. Parce que mon père, il trouvait que c’était … il avait très peur, il trouvait que c'était pas assez profond alors on allait, on descendait au métro. Le métro le plus proche de chez nous était le métro Jourdain. Il trouvait que c'était pas assez profond aussi quand même alors il nous emmenait à la Place-des-Fêtes qui était quand même beaucoup plus haut, la station suivante, où là c'était très profond. Alors quelquefois, on n’avait même pas le temps d'arriver que la fin de l’alerte sonnait, à ce moment-là, c'était fini. Les avions étaient passés, tout était terminé. Même quand on avait bombardé parce que, quand même, on bombardait les usines autour de Paris, les avions bombardaient quand même et… mais quand on arrivait à descendre dans le métro, je retrouvais mes cousins qui descendaient également à cette station-là et même des copines d'école. Et alors c'était formidable parce que, pour nous, c'était quand même un petit peu l’aventure, on se donnait rendez vous à la prochaine alerte, on passait quelquefois quelques heures sur les quais du métro. Au coucher, il y avait des gens qui restaient couchés, parce que c’est vrai on pouvait quelquefois passer 4 ou 5 heures comme ça alors on dormait et puis on se donnait rendez-vous à la prochaine alerte. Voilà comment on avait vu la guerre, nous. Et donc, j’ai passé deux mois au lycée, en 6ème où j’ai commencé à apprendre le latin, l’anglais et puis après, au mois de janvier 40, mes parents m’ont expédiée, avec mes cousins également, les parents de mes cousins - on était 5 d’ailleurs, non, on était 4 parce qu’un des frères n’est pas venu. Parce qu'il y avait alors : mes cousins directs, mes cousins germains à moi, c’est-à-dire les enfants du frère de mon père, et, leur mère avait une sœur (c'était leur mère dont les parents nous faisaient le Pesach, enfin la fête de Pâques) elle avait une soeur qui avait également 2 enfants. Alors c'était toujours les 5 ensemble. Mais là, on a été envoyés que tous les 4 dans cette colonie parce que le frère de l’autre cousine, de l’autre côté, était déjà un grand garçon, il allait en classe, enfin ils ne voulaient pas lui faire manquer la classe, donc on était 4 à partir par une maison de l’O.S.E. c’est-à-dire lors d’une organisation de secours à l’enfance, un organisme juif. On est partis sur la Côte d’Azur. 

 

Charlotte : A quel endroit ?

 

Sarah: A Boulouris-sur-Mer à côté de Saint-Raphaël. Alors c'était extraordinaire parce que … bon, moi, j'étais évidemment très triste de quitter mes parents, j’adorais mes parents, c’est vrai. Mais bon mes tantes, enfin ma tante est venue, cette tante qui était en France, la soeur de ma mère, avec des grandes tablettes de chocolat. On avait encore du chocolat à ce moment-là, c'était le début de la guerre. On n’était pas encore rationnés au point où on a été après - alors grandes tablettes de chocolat. D’ailleurs, en arrivant dans la colonie, qu’ils ont mis dans un tronc commun c’est-à-dire qu’on me l’a enlevée. On nous distribuait un petit  bout chaque soir mais j’ai pas revu mon chocolat à moi d’ailleurs de toute façon. Et ce qui était extraordinaire, c’est surtout de quitter Paris en janvier sous la neige, Paris était sous la neige, et de se réveiller le matin – remarquez qu’on n’était pas dans des wagons couchettes ; on était vraiment dans des wagons assis et on dormait comme on pouvait les uns sur les autres. Mais enfin, on était assez excités. On a quand même dormi. Les enfants s’endorment. Et le matin, on était déjà dans le Midi. O n était déjà à la hauteur d'Avignon et c'était le soleil, c'était beau comme tout. 

 

Charlotte : Comment était cette maison de l’O.S.E. ?

 

Sarah : Alors cette maison de l’O.S.E. Elle s’appelait La Feuilleraie, c'était une maison… pour moi, ça a été extraordinaire. J’ai passé toute l'année scolaire là-bas, c’était, vraiment pour moi, c'était une période fantastique. J’ai eu douze ans là-bas, je suis devenue jeune fille là-bas, sans ma mère, mais les monitrices étaient assez extraordinaires également.

 

Charlotte : Combien d’enfant étiez-vous ?

 

Sarah : on devait être une soixantaine, une cinquantaine quelque chose comme ça avec une dizaine de monitrices et la directrice qui avait sa fille avec elle aussi alors. Mais, par contre, ce qu’il y a qui était malheureux c’est que j'étais la seule à avoir été au lycée et il n'y avait pas de lycée, le lycée était à Draguignan. Il aurait fallu me détacher une monitrice pour moi toute seule ou un moniteur, puisque les garçons avaient leur moniteur. Il y avait les garçons-les filles. On était séparés naturellement. Enfin on était ensemble au réfectoire mais on était dortoirs séparés, moniteur homme pour les garçons et monitrice pour les filles. Et personne ne pouvait me conduire au lycée de Draguignan et revenir me chercher donc on m’a remise au CM2, à l'école du village. Et j’ai refait le CM2 et naturellement je dépassais tout le monde. Il y avait une pauvre petite fille, qui était mon amie d’ailleurs, qui aurait dû être première mais elle était toujours seconde. Et il y avait les classements à cette époque-là. Elle, elle aurait dû être première mais moi j'étais au-delà puisque j’avais déjà fait … j’avais commencé l'algèbre, enfin j’avais fait des choses qu’on ne faisait pas au CM2. Et alors cette école était assez extraordinaire, une toute petite école, enfouie sous la verdure et on avait une maîtresse très, très gentille aussi qui s’appelait Mademoiselle Segalen. J’ai appris après qu’elle était bretonne d’ailleurs. Je croyais que ça s’écrivait [lin] mais ça s’écrivait [len]. Elle était bretonne. Et la maison de l’O.S.E. était traditionnaliste, pas par religieuse, on nous a pas élevés du tout … enfin, on était pas astreints à la religion, à faire quelque chose au point de vue religieux. Par contre, ils étaient quand même traditionnalistes, ils fêtaient les fêtes juives donc à Pesah on ne mangeait pas de pain, pendant les 8 jours, mais on mangeait du pain azyme et comme nous restions à l'étude, on emportait des tranches de pain azyme – alors c’était des tranches avec du beurre et du miel ou avec du beurre et de la confiture - et c'était ça notre goûter, on avait deux tranches de pain azyme chacune pour le goûter. Et les petites fille du village et les petits garçons d’ailleurs, parce que c'était mixte, l'école était mixte quand même, venaient autour de nous, quand ils nous ont vues déballer notre pain azyme pour notre goûter, « Oh ! » ils ont dit « qu’est-ce que, ça a l’air bon ce que vous mangez, qu’est-ce que c’est ? » Alors moi je dis, « C’est du pain azyme, tu en veux? », je dis a une petite fille. « Ah non, non, non ! C’est fait avec du sang de chrétiens ! » Alors vous voyez ? Elle n’avait jamais vu de Juive d’ailleurs mais alors là, c’était la tradition voulait que le pain que mangeaient les Juifs à Pâques était fait avec du sang de chrétiens. Moi, je croyais que c'était seulement en Pologne parce qu’il y a eu en Pologne encore le dernier procès, c'était le procès de Belice, ma mère s’en souvient parce qu’elle était petite fille encore, c'était en 1910, elle avait 6 ans et elle se souvient de ce procès qu’on a fait à un homme parce qu’on l’accusait d’avoir tué des enfants chrétiens pour fabriquer du pain azyme et vous voyez la tradition en France ? Il y avait la même tradition. J’ai retrouvé cette même petite fille plus de cinquante après à Boulouris puisque j’y allais et elle se souvenait pas d’avoir dit ça et elle m’a dit, parce qu’elle habitait… j’ai revu Boulouris, elle habitait en face de cette maison de La Feuilleraie et elle me dit : « On s’est toujours demandé avec ma sœur ce qu’étaient devenus tous ces enfants juifs ? » Alors je lui ai dit : «  Je peux vous dire que la plupart ont été déportés, il y en a qui sont restés vivants, puisque mes cousins qui étaient là sont vivants » et je lui ai dit : «  Vous vous souvenez », j’ai pas osé la tutoyer, « vous vous souvenez que vous avez dit, « le pain azyme, j’en veux pas, c’est fait avec du sang de chrétiens" ? » Elle me dit : « Non, je me souviens pas. Par contre, ma sœur et moi, on ne mange plus que de ce pain-là parce qu’on croit, on trouve que ça fait moins grossir que le pain normal. » Voilà ce qui était raconté. Et alors donc cette petite fille-là, justement je voudrais quand même parler d’elle, celle qui aurait dû être première, et dont je prenais la place et donc elle était toujours seconde, était une amie, elle s’appelait Annie Janovski [orth ?] et on est devenues très amies toutes les deux et quand on est revenues de cette année sur la Côte d’Azur, ses parents sont devenus amis avec les miens. Ils étaient russes, ses parents, enfin juifs russes. Des parents assez âgés d’ailleurs, sa mère avait dû l’avoir quand elle avait près de 40 ans et son père avait plus de 40 ans. Et cette petite amie a été arrêtée le 16 juillet 1942. Et elle, elle a été déportée, elle n’est jamais revenue alors j’ai donné… j’avais une photo de cette époque-là… enfin c’est l’une de mes cousines qui m’a donné une photo de la Côte d’Azur où l’on voit Annie, on me voit moi aussi et j'ai donné cette photo à Serge Klarsfeld quand il a fait son mémorial pour les enfants parce que je voulais que le nom d’Annie soit reconnu, enfin qu’elle vive un petit peu au-delà de cette période. Alors nous sommes restés donc, je vous dis, presque toute l'année scolaire. Et alors là, on suivait quand même, on s'intéressait pas tellement, nous, les enfants aux progressions de la guerre puisque… bon on en entendait parler, on lisait pas les journaux évidemment. On entendait les moniteurs et les monitrices parler de la progression de la guerre.

 

Charlotte : Vous avez eu des lettres de vos parents ?

 

Sarah: Oui, mais ils ne parlaient pas spécialement de la guerre, bien sûr on avait des lettres, ma mère était même venue me voir là-bas. Elle était descendue sur la Côte mais, ça, c'était avant que les Allemands entrent en France et surtout dans Paris. Et un jour, on est arrivées et c'était le 14 juin 40. On arrive en classe et l’institutrice reste debout, elle ne nous fait pas signe de nous asseoir, on était très disciplinés à cette époque, on s’asseyait quand l’institutrice ou le professeur nous disait de nous asseoir. Elle reste debout et elle avait deux grosses larmes qui coulaient sur ses joues et elle dit : « Mes enfants, j’ai une terrible mauvaise nouvelle à vous annoncer. Les Allemands sont entrés dans Paris. » Elle a réagi comme ça et, nous aussi, ça nous a fait un drôle d’effet. J’ai su après que, au moment de l'arrivée des Allemands à Paris, ma mère s’est écroulée en larmes parce que j'étais, moi, sur la Côte d’Azur, elle était séparée de moi et mon père était encore à l'armée évidemment. Il a été libéré qu'après enfin il a dû été libéré en juillet 40. Il était toujours dans son patelin-là de Parthenay enfin à côté de Niort. Et ma mère pleurait parce qu’on était séparés et que les Allemands avaient institué donc la zone… après est arrivé Pétain enfin il y a eu le 17 juin, Pétain qui a fait « le don de son corps à la France » enfin de son « personne à la France », le 18 juin il y a eu l’appel de De Gaulle. Mais ça on l’a su après, nous, l’appel de De Gaulle. On n’en a pas entendu parler nous en tant qu’enfants.

 

Charlotte : Et la séparation de la zone Nord et la zone Sud?

 

Sarah : Oui, justement il a eu lieu à ce moment-là à la fin juin. Ma mère… moi je l’ai pas su mais ma mère l’a su évidemment et c’était ça qui était terrible pour elle parce qu’elle pensait qu’elle ne me reverrait pas, alors il parait que les voisins l’ont entendue sangloter. Il y a une voisine d’ailleurs qui est venue frapper à sa porte pour la réconforter quand même. Alors elle a décidé, mais elle a pu le faire qu’en septembre, parce qu’il y avait aussi une question d’argent et puis c'était dangereux et au mois de septembre elle est venue me chercher. Elle a passé la ligne …

 

Charlotte : Avec une carte d’identité ?

 

Sarah : Ah oui, oui à cette époque-là oui, mais… elle a passé quand même la ligne de démarcation clandestinement c’est-à-dire que elle a pas montré ses… elle a pas montré ses papiers. Elle avait toujours ses papiers à elle évidemment mais elle ne les a pas montrés. Elle s’est arrangée avec un contrôleur. Je me souviens que quand elle m’a ramenée, bon j’avais 12 ans à l’époque, un peu plus de 12 ans, 12 ans et demi même, et bien on a passé la nuit dans un train qui stationnait et je ne sais pas si c’est un contrôleur ou quoi qui a essayé de faire la cour à ma mère pour pouvoir justement la laisser passer sans qu’elle montre les papiers. Et puis, je l’entendais qui disait : « Mais j’ai un enfant. L’enfant dort là et elle dort peut-être même pas » et tout, enfin j’ai assisté à cette scène, enfin j’ai entendu cette scène de séduction de la part de ce type-là pour qu’elle puisse passer la ligne de démarcation. On a passé la ligne de démarcation à Vierzon. Ca je m’en souviens très bien et puis on est entrées à Paris.

 

Charlotte : Vous êtes revenues par le train ?

 

Sarah : Ah oui par le train. Bah il n’y avait pas d’autre moyen de communication. C’était pas question pour nous de prendre l’avion. Je ne sais même pas si les aéroports existaient à Nice ou Marseille, j’en sais rien… peut-être oui mais ce n’était pas pour nous. Sûrement pas. Et on est rentrées à Paris et puis je suis retournée au lycée. Alors j’ai refait la 6ème c’est-à-dire que j’ai perdu un an. Exactement, là-bas j’ai perdu un an. Bon après, j’ai perdu plus mais … là j’avais perdu déjà un an. Alors, à nouveau, mes cousins… non, mes cousins étaient rentrés mais étaient tout de suite repartis, alors eux, ils étaient partis dans les Pyrénées. Mes parents les avaient emmenés justement aussi clandestinement en zone libre dans les Pyrénées et après ils se sont installés à Grenoble et ils sont restés d’ailleurs toute la guerre, toute la fin de la guerre, à Grenoble. Alors on n’avait plus ces rendez-vous aux alertes parce que là c'était dans l’autre sens, c'était au côté des Anglais qui venaient bombarder les points stratégiques allemands, en France, et donc j’ai repris le lycée toute seule, alors avec mes camarades en 6ème et...

 

Charlotte : Excusez-moi à ce moment-là, il a fallu, les Juifs ont dû se déclarer ?

 

Sarah: Mais oui, mais non, attendez ! Le lycée, moi je l’ai repris le 1er octobre. J’ai fait la rentrée des classes comme toujours le 1 er octobre, et il y avait déjà, je sais plus à quelle date d’octobre, il y avait déjà eu une promulgation de statut des Juifs qui ne devaient plus être dans la fonction publique, par exemple, ils devaient plus être avocats, ils devaient plus être enseignants. Enfin, les Juifs étaient éjectés de toute la fonction publique. Ca c'était d’une part. Et c’était au mois de novembre qu’on a demandé aux Juifs d’aller se faire recenser c’est-à-dire… et mon père y est allé, mes parents y sont allés 

 

Charlotte : Votre père qui était rentré de …

 

Sarah : Qui était démobilisé, oui. Il y est allé parce que c’est très, très curieux alors que dans les discussions avant la guerre, dans les réunions politiques et tout, ils discutaient justement du Nazisme, enfin de cette montée du Nazisme et de ce qu’on faisait avec les Juifs allemands, ils ne pensaient pas qu’en France, les Allemands feraient les mêmes choses aux Juifs. C’est très curieux. Mon père, en tout cas, ne le pensait pas, il pensait que la France ne les laisserait pas faire ce genre de choses. Or on sait, tout le monde sait maintenant que Vichy a vraiment… est allé au devant de ce que les Allemands demandaient, de ce que les Nazis demandaient. Je veux pas dire « Allemand » parce que pour moi, je fais quand même la différence. Et, donc mon père est allé se recenser et on a mis le tampon Juif sur sa carte d'identité et sur la carte d’identité de ma… c'était pas des cartes d'identité, c’était comme des titres de séjour, en fait. C’étaient des cartes d'identité d’étrangers. On a mis le tampon Juif sur leur carte d'identité. Moi, non parce qu’on n’avait pas de papier. On n’était pas obligés à cette époque-là, les enfants n’avaient pas de papier donc j’avais rien du tout et on a ... Ils ne pouvaient pas envisagé, ils n’ont pas envisagé ce qui pouvait découler du fait qu’ils se sont enregistrés. Il y a des gens qui ne se sont pas fait enregistrer. Et qui ont été arrêtés quand même par la suite, de toute façon, reconnus comme juifs et arrêtés. Mais mes parents, ils voulaient être dans la légalité, c’est ça surtout. On voulait être dans la légalité. On avait été tellement dans l'illégalité qu’ils voulaient, pour une fois, être dans la légalité. Et ils se sont déclarés comme Juifs.

Charlotte : Donc vous nous racontiez que vous aviez repris le lycée.

 

Sarah : Oui, tout à fait normalement.

 

Charlotte : Au lycée est-ce qu’il y avait des marques d'antisémitisme ?

 

Sarah : Oh oui, en paroles, certaines élèves. Oui, pas cette Geneviève de Rupré [orth ?]. D’abord elle était dans une classe au-dessus de la mienne ; elle n’était plus dans mon sillage. Oui, mais très peu. Il faut dire très peu parce que vraiment on avait à faire avec des jeunes filles très bien élevées.

 

Charlotte : Et de la part des enseignants ?

 

Sarah : Non, non, au lycée je n’ai pas souvenir de ça pendant la guerre, pas du tout. Mais il y avait des enseignants qui admiraient les Allemands. Parce qu’alors il faut dire que la moitié du lycée a été occupée par les Allemands. C’est-à-dire que, nous, nous étions… il y avait une grande cour, il y avait ce hall d'entrée. De chaque côté, il y avait un bâtiment. Alors, nous, nous étions sur la gauche du lycée et au fond également, au fond du bâtiment du fond mais toute l’aile droite donc était occupée par les Allemands. J’ai appris, par la suite, que c'était un service de S.T.O. c’est-à-dire le service… un bureau du S.T.O.(le service de travail obligatoire). Mais enfin, pour nous, c'était les Allemands c’est-à-dire des Nazis. On les voyait en uniforme. C’est-à-dire que quand on regardait par la fenêtre, on les voyait, en face. Alors, il y avait des professeurs effectivement qui faisaient leur cours, au lieu de se mettre sur l’estrade, ils se mettaient devant la fenêtre en tournant le dos aux Allemands. Là, je suis obligée d’appeler les Allemands parce que, bon, c'étaient des Nazis aussi, mais enfin, pour nous, c'était aussi les Allemands. Alors, dans ce lycée, toute la routine effectivement des alertes où on descendait à la cave ; on passait [inaudible] à la cave. Pour nous, c'était très bien parce qu’on travaillait pas pendant ce temps-là. Quoiqu’après, ils nous ont dit de descendre toutes nos affaires et de travailler malgré la mauvaise lumière. Et alors aussi, on avait commencé la distribution des gâteaux vitaminés parce que, alors là, les restrictions ont commencé. C’est-à-dire qu’on était classés en différentes catégories euh les enfants, je veux dire, parce que les adultes avaient différentes cartes d’alimentation, mais les enfants étaient en J1, J2, J3. c'était par tranche d'âge et alors il y avait des suppléments. Les J1, c'était les bébés jusqu'à 2 ans ou 3 ans et ensuite de 3 à… de 4 à 9 ans, enfin un truc comme ça, et la tranche de 9 à 12 et même plus puisque c’était ado, jusqu'à 16 et 17 ans, on était j3 jusqu'à la fin de ses études au lycée puisqu’on passait le bac au lycée. Et donc les J1, par exemple, avaient beaucoup plus de lait que les autres, enfin il y avait déjà les cartes d’alimentations avec tous les tickets de rationnement. Donc on nous donnait des biscuits vitaminés et puis, alors ça, c’était l’année 40-41. Et en 41, suite justement au recensement des Juifs, on a arrêté les hommes juifs, en mai 41. Et je croyais, j’ai toujours cru, que mon père avait été arrêté en mai 41, mais c'était pas vrai. Il s'était sauvé à ce moment-là, enfin il s’est pas laissé arrêter et il s’est pas présenté à la convocation parce qu’on lui a envoyé une convocation pour venir se présenter au commissariat ou à la mairie et là, on arrêtait les gens. Et c’est là qu’on les a envoyés à Drancy. Le camp de Drancy est né à ce moment-là. Drancy était une caserne de gendarmes et là, ils ont établi ça en camp.

 

Charlotte : Et donc votre père…

 

Sarah: Alors mon père, il n’a pas été arrêté-là, il a été arrêté en 41 également mais en juillet 41, fin juin ou juillet. Je me souviens plus exactement de la date de son arrestation. Je dois avoir ça sur une fiche que j’ai retrouvée, par la suite, en demandant aux archives, quand on a retrouvé le fichier à l’Office des Anciens Combattants. Quand on l’a sorti pour le mettre aux archives de France, j’ai demandé ce fichier. Je saurai la date exacte sur le fichier. Mais en tout cas, c’était juillet, en juillet il était arrêté et il a été d'abord transporté au camp des Tourelles, à Paris, et en ensuite au camp de Pithiviers. Et alors ça ç’a été…

 

Charlotte : Comment avez-vous su qu’il était à Pithiviers ?

 

Sarah : Non, mais on a su…

 

Charlotte : Il vous a écrit ?

 

Sarah: Oui, oui, oui mais on a déjà su qu’il était arrêté et qu’il était au camp des Tourelles. Ils leur permettaient quand même d’envoyer un mot, alors il nous a fait parvenir un mot. On est allées d’ailleurs lui porter une couverture parce que, bon, ça avait beau être juillet, les nuits il ne faisait pas si beau que cela. Et on a su, Pithiviers, on a su, parce qu’il nous a écrit de Pithiviers aussi qu’il était là.

 

Charlotte : Est-ce que vous avez pu aller le visiter là-bas ?

 

Sarah: Non, je ne sais pas pourquoi parce que, pourtant, il y avait un droit de visite mais je sais pas comment, c'était organisé. Et il faut dire la vérité, c’est que mon père et ma mère ne s’entendaient pas très bien et ça été l’occasion, si voulez, de vraiment prendre, pour ma mère, de prendre des distances et de se séparer, en sommes, de mon père. C'était assez tragique… pour moi, c’était tragique. D’abord le fait que mon père soit arrêté parce qu'on ne savait pas ce qui se passerait après. Ca on n’était pas du tout au courant. Enfin, on savait qu’une vie de camp, c'était pas drôle. On savait déjà. Et mais mon père n’a eu de cesse que de s'évader, c’est-à-dire que c’est ça qui lui trottait. Il nous a raconté après que ça lui trottait dès les premiers jours mais il n'a pas trouvé l’occasion. Et il a trouvé l’occasion au mois de septembre, il s’est évadé, je crois le 2 septembre exactement. C’est également sur cette fiche parce que il s’est fait affecté à un commando qui sortait hors du camp pour travailler. Je sais, pas des travaux des champs, ou je ne sais pas quoi, pour ramasser du bois, et puis il traversait justement un petit bois et là, il s’est caché derrière un bosquet. Il a laissé les autres avancer et puis il est parti à pied et comme… Nous, nous étions à cette époque-là… ah oui ! c’est pour ça qu’on est pas allées le voir ! Parce qu’on était déjà en vacances. Moi, j'étais en vacance à ce moment-là. Et j’avais un oncle qui avait loué une maison dans l’Yonne et on était donc là. Et mon oncle adorait travailler les champs, alors il travaillait la terre. Un jour, il travaillait un champs et nous, on était là, avec ma tante et ma mère – oui, il faut dire que mes tantes qui sont arrivées en France, parce qu’il y en a une autre qui est arrivée en 38, ont épousé, toutes les deux des Français, des non-juifs donc elles étaient préservées. Alors, donc on était donc chez mon oncle, il travaillait un champ, il fauchait, je sais plus quoi et nous, on était assises toutes les 3, on bavardait avec ma tante, sa femme, et il nous dit : « Oh venez voir ! J’ai trouvé une grosse bête !» Et alors, on s’approche. Il dit : « Tu peux sortir ! » Et c’est mon père qui sort des fourrés. Il était arrivé à pied, d’ailleurs, de Pithiviers jusque dans ce village de l’Yonne. Je pense qu’il y avait quand même une centaine de kilomètres, enfin par là. Il avait fait ça à pieds, il avait dormi dans des bois. Enfin il s’était nourri de fruits, de baies. Heureusement, septembre, c'était une bonne saison. Il s’était nourri comme ça. Et alors, il s’est caché comme ça dans cette ferme où était mon oncle, mais il louait une partie de la ferme et l’autre partie, c'était le propriétaire qui était là. Alors il ne fallait pas que mon père se montre. Et alors, on le cachait dans une grange et puis une nuit, ça je me souviendrai toujours, il y avait un orage épouvantable et avec une pluie… Et mon père avait terriblement peur de l’orage, il n'était pas très courageux, c'était dans sa nature. Il est sorti de la grange en courant comme ça avec une couverture sur la tête. On aurait dit un fantôme. Mais enfin vraiment et je crois que le paysan a dû le voir mais enfin il n’a rien dit. Alors ensuite, on est retournés dans Paris, seulement mon père est rentré dans la clandestinité. Il s’est caché dans un immeuble dans le 20ème, à Paris, il trouvait que le mieux pour se cacher était Paris. Et c'était vrai dans un sens, seulement il y avait toujours le risque d'être dénoncé ou d'être arrêté quand ils faisaient des rafles dans le métro ou dans la rue et qu’ils contrôlaient les papiers, c'était ça surtout. Il faut dire que ceux qui contrôlaient, c’étaient des Français. Quelquefois des Allemands, enfin souvent aussi, mais la plupart du temps, des Français qui contrôlaient, des inspecteurs français. La police marchait vraiment la main dans la main avec les Nazis, c’est sûr.

 

Charlotte : Et votre père avait toujours ses papiers d'étranger à ce moment-là ?

Sarah : Alors là, il les avait déchirés et il s’est fait faire des faux papiers et une fausse carte d'identité que j’ai toujours parce qu’il l'a gardée. Alors il est parti habiter dans un… oh cela n’existe plus du tout maintenant, dans le 20ème arrondissement, derrière l'église Notre-Dame-de-la-Croix, d’ailleurs. Ca s’appelait le passage d’Eupatoria et vraiment, c'était un passage du Moyen-Age avec des pavés et une rigole au milieu. Les gens devaient jeter leurs ordures par la fenêtre et ça coulait dans la rigole quand on mettait l’eau. Enfin, c'était très vieux. Il y avait encore les réverbères à gaz. Il y avait un allumeur de réverbère qui venait le soi allumer les réverbères et qui, le matin, venait les éteindre. Ensuite ils sont devenus réverbères électriques. Alors, il y avait énormément de Juifs qui se cachaient dans cet immeuble-là. Et c'était au 17 et 19 donc il y avait 2 portes passage d’Eupatoria. Entre les deux, il y avait la loge des concierges qui s'appelaient Monsieur et Madame Georges parce que, lui, il s’appelait Georges de prénom, donc ils s’appelaient Monsieur et Madame Georges. Et ce sont des gens qui n’ont jamais dénoncé personne. Qui, au contraire, quand on venait chercher nommément des gens, disaient « Ben, ils sont pas là. » Ils empêchaient même de rentrer. Ils ont vraiment, on peut dire, sauvé…

 

Charlotte : Ils ont protégé

 

Sarah : Oui, ils ont protégé des gens et peut-être même sauvé des gens et ils sont actuellement, on a donné leur photo, j’ai leur photo d’ailleurs que je montrerai et on a donné leur photo au Mémorial du Martyre juif rue Geoffroy-l’Asnier et il y a dans la crypte, il y a leur photo également actuellement. C'était à signaler. Mon père donc se cachait là et moi je suis retournée au lycée, toujours sans problème. Bon la guerre, on la suivait évidemment. On était au courant de tout ce qui se passait, tous les évènements importants…

 

Charlotte : Votre maman est arrivée à travailler un petit peu ?

 

Sarah: Ben si, si, elle, elle travaillait mais oui parce que nous, on n’était pas tellement inquiétés si vous voulez. Bon, il y avait le statut des Juifs mais il était interdit d’avoir un magasin, par exemple. On avait mis des gérants dans les magasins et dans les entreprises juives et mon oncle d’ailleurs qui était maroquinier, qui avait créé une entreprise de maroquinerie, on lui a mis un gérant aussi. Mais… parce que lui, il était revenu à Paris, il était revenu entre temps à Paris pour travailler, c’est vrai. Il était reparti à Grenoble après mais il avait laissé sa famille à Grenoble et lui était revenu à Paris. Il avait créé cette entreprise donc et il était revenu quand on a mis ce gérant pour surveiller, quand on a mis ce gérant en place. Mais après, il est reparti pour Grenoble. C'était pas la peine, il a retrouvé son entreprise après la guerre. Il a retrouvé son entreprise quand même. Et donc je vous dis, ma mère arrivait à travailler quand même, elle n’avait pas besoin de se cacher de toute façon pour travailler mais, c'était toujours pareil, il y avait pas tellement… les patrons juifs étaient partis puisqu’ils avaient aussi des gérants, enfin on leur avait mis des gérants aryens et eux avaient été obligés donc de partir alors soit que… ceux qui avaient de l’argent étaient partis en Amérique évidemment et d’autres étaient partis en zone libre et ils avaient quitté Paris. Et ma mère travaillait aussi à cette époque-là. Heureusement parce qu’on n’aurait pas eu de quoi vivre. Déjà on vivait très chichement parce que, comme tout le monde, c'était rationné. Enfin, j’ai pas le souvenir de la faim, d’avoir eu faim vraiment, j’ai des souvenirs de ne pas avoir bien mangé mais pas d’avoir eu faim. Et donc l'année 41 ca y est, 42 on arrive et 42…

 

Charlotte : Et vous voyiez votre père?

 

Sarah: Ah oui, oui, ça, mon père, je le voyais tout le temps, j’allais le voir, il n’y avait pas de problème puisque je savais que les concierges ne le dénonceraient pas. Mais lui, il était quand même imprudent. Au contraire ç’a été une année vraiment, attendez… en 41, j’avais donc 13 ans, l'année 41-42… non, c’est après qu’il m'a emmenée un peu partout. Mais lui-même, là il allait un petit peu partout parce qu’il allait faire du dessin, il faisait de l’aquarelle, il était très artiste, il prenait le métro souvent, il allait au cinéma alors qu’on n’avait pas le droit, nous, d’aller au cinéma. Il fallait pas être dans la rue. Après 20 heures, les Juifs n’avaient pas le droit d'être dans la rue. Il y avait une certaine heure. Oui, c’est la qu’on a commencé à interdire les squares, les enfants juifs n’avaient pas le droit d’aller dans les squares, de jouer dans les squares. Il fallait faire ses courses entre une certaine heure et une certaine heure, c’est-à-dire pour les Juifs, c'étaient de 19 heures 30 à 20 heures. Et vous pensez, il y avait des queues interminables, on ne pouvait pas s'approvisionner ou alors c'était entre midi et demi et une heure, et souvent les commerçants étaient fermés. Et on ne pouvait pas s'approvisionner. C'était vraiment… si, ça les brimades étaient là. Mais pour moi j’appelais seulement ça uniquement des brimades. Evidemment, c'était important sur le moment mais c'était moins important par rapport à ce que j’ai vécu après, évidemment. Et alors, ils ont institué alors le port de l'étoile juive et ça, ç’a été… ils avaient décidé ça déjà en mars 42 mais ça n’a été officialisé que fin mai ou début juin, je sais plus si c'était le 31 mai. Mais c’était juin, oui c'était début juin 42 où on a dû porter l'étoile.

 

Charlotte : Vous avez porté l'étoile?

 

Sarah: j’ai porté l'étoile et j’ai encore une étoile que je vous montrerai tout à l’heure. Et cette fameuse étoile, il fallait en porter sur tous les vêtements. Il fallait en prendre 2 ou 3 déjà mais il fallait donner les tickets de textile pour ça. C’est-à-dire que ça nous privait d’un vêtement puisqu’on avait très peu de tickets de textile et il fallait donner un ticket de textile par étoile donc 3 tickets de textile pour avoir les 3 étoiles cousues sur des vêtements différents. Alors il fallait les coudre très solidement, attacher ça, et ma mère qui était couturière évidemment, elle a pas… ça se présentait sous forme d'un carré et l'étoile était au milieu et il fallait la découper pour la coudre sur le vêtement mais ma mère, elle ne pouvait pas avoir une étoile avec les bords déchiquetés enfin découpés, elle a doublé l'étoile que j’ai encore actuellement, elle est tout à fait doublée par les mains d’une couturière vraiment ça se voit. Et je me souviens de la première fois… alors moi, je prenais l’autobus pour aller au lycée. Je prenais le 26 qui passait donc de la gare Saint- Lazare à la rue des Pyrénées, justement au Cours de Vincennes. C’était toujours la même ligne que maintenant. Et la première fois que j’ai porté l'étoile, on se sentait quand même marqués un petit peu, vraiment désignés du doigt. Si les gens ne savaient pas qu’on était juif, là ils le savaient. Ceux qui ne le savaient pas encore, ils le savaient cette fois-ci.

 

Charlotte : Vous avez eu des ...

 

Sarah : C’était ce sentiment…

 

Charlotte : …des manifestations hostiles ?

 

Sarah : Hostiles pas tellement hostiles… ah si, si ! il y en a eu, si, j’ai entendu une femme dire « Ah ! Ben c’est bien qu’on les marque, comme ça on saura à qui on a à faire » parce qu'il y avait eu déjà… c’est à cette époque-là, qu’il y avait eu cette exposition  Le Juif est dans le monde, enfin un truc comme ça, où il y avait des propagandes épouvantables contre les Juifs à ce moment-là. Il y avait eu « Comment reconnaître un Juif ? » alors le nez crochu, enfin vraiment… j’ai tout à fait le type. C’est tout à fait ça. Bon, cette étoile, la première fois que je l’ai portée, moi, la première manifestation que j’ai eue par contre c'était dans l’autobus. Il y a une dame, moi j'étais debout, puisqu’il y avait du monde, nous on ne s’asseyait pas, on laissait les grandes personnes s’asseoir d’abord, et il y a une dame qui s’est levée, qui s’est approchée et qui m’a dit : « Il faut que je vous serre la main. » Alors je l’ai regardée. Elle dit «  « Oui, c’est courageux de porter cette étoile ! C’est très courageux de votre part ! » Moi, j’ai pas tellement compris sur le moment, c’est une dame qui a dû faire de la Résistance après, c’est sûr qu’elle s’est engagée dans la Résistance. Ca, c’est une manifestation, c’est la seule manifestation pro que j’aie eu enfin de gens étrangers. Par contre, dans le métro, vous savez il fallait qu’on monte dans le dernier wagon du métro, et toutes mes camarades montaient avec moi. Enfin, les  quelques Juives que nous étions, nous n’étions pas nombreuses, des camarades montaient avec nous. Nous étions 3 ou 4 et toutes les camarades montaient dans le dernier wagon avec nous comme manifestation et comme il y avait beaucoup d’Allemands justement dans le métro également, ostensiblement elles montaient devant eux pour montrer qu’elles étaient solidaires. Ca, c'était pour moi… mais ça, c’était presque normal puisque c'était mes amies, c’est vrai. Et puis, je crois que nous arrivons maintenant au 16 juillet 1942. Alors j’ai une camarade qui m’avait dit la veille, d’ailleurs la veille c'était le dernier jour de classe puisque nous, on quittait la… la classe se terminait le 15 juillet pour reprendre le 1er octobre, en général c’était ça, et le dernier jour, une de mes camarades juives me dit : «  Ecoute, tu sais, il paraît qu’il va y avoir une action. Mes parents ont entendu dire qu’il y aura une action contre les Juifs. Vous feriez bien de vous cacher. Nous, on va quitter notre appartement et on va aller se cacher. » Je me souviens plus, elle m’a dit où mais je me souviens plus ou elle ne me l’a peut être pas dit. Elle m’a dit : « On va aller se cacher. » Et puis moi, je suis rentrée chez moi et je l’ai dit à ma mère. Mon père était donc toujours dans son immeuble du 17 passage Eupatoria et j’ai dit ça à ma mère, alors elle me dit : « Oh mais penses-tu ! C’est des histoires ! En France s’attaquer à des femmes et à des enfants, c’est pas possible. » Parce qu’elle avait dit «  il paraît qu’il va y avoir une action contre tous les Juifs, c’est-à-dire femmes et enfant compris ». Ma mère dit « Ca, c’est pas possible ! » Mais enfin, comme elle avait déjà connu les pogroms polonais et tout, elle s’est méfiée. Alors elle a mis le peu d’argent que nous avions, elle l’a mis ça dans sa ceinture et puis elle restée assise toute la nuit sur une chaise. Moi, je me suis endormie évidemment elle m’a fait coucher, j’avais 14 ans donc à l'époque, et elle est restée assise toute la nuit. Mais… et puis au matin, elle s’est endormie. A l’aube, enfin au matin, elle s’est endormie vers 5 heures sans doute. Et puis à 7 heures, 6 heures et demi même, quand il a fait jour, on a cogné à la porte. Alors elle s’est réveillée en sursaut. Elle a dit : «  Qui est là ? » On a dit : « Police, ouvrez ! » Comme dans les films. Et alors elle a pensé à un moment, elle me dit, parce que moi elle m’avait dit : « Si on frappe, on n’ouvrira pas et on va se sauver par la fenêtre de la cuisine dans la cour. » Il y avait une petite cour aussi et on aurait rejoint un autre bâtiment mais bon on avait assez d’amis non juifs chez qui aller se cacher mais là, comme elle avait répondu, eh bien elle est allée ouvrir et il y avait un inspecteur en civil, avec son petit chapeau, et un gardien de la paix, en uniforme, et il dit : « Ben écoutez et voila vous êtes sur notre liste. On est venus vous arrêter. On a ordre de vous arrêter » Et puis, il me voit moi, et il dit : « Et l’enfant ? » Elle lui dit : « Mas c’est ma fille »  alors il dit : « Ben elle n’est pas sur ma liste, mais ça fait rien, je vais la rajouter sur la liste » Il l’avait pas sur la liste puisque mes parents m’avaient pas déclarée comme juive parce que je n’avais pas de papier. Donc il m’a rajoutée. Elle l'a supplié de me laisser vraiment elle s’est presque mise à genoux et il dit : « Madame, si vous faites scandale je vous fais emmener avec police de secours, par le panier à salade ! » Alors il lui a dit de faire une valise, elle a préparé… de prendre des vêtements chauds, de prendre ses objets les plus précieux. Alors, la pauvre, elle avait peut-être 3 cuillères, 3 fourchettes, enfin 3 couverts complets en argent que lui avait donnés sa mère quand on était allées la voir en Pologne, elle a mis ça dans la valise, elle a mis quelques vêtements chauds et puis elle m’a dit : «  J’ai plus de place, tu prends ton manteau sur ton bras. » Parce que c’était juillet, il faisait chaud quand même moi, j’avais le manteau sur le bras, le manteau sur lequel j’avais l'étoile mais je l’avais pas sur ma robe, j’avais pas d’étoile sur ma robe. Elle me dit : «  Bon, on s’en va » alors ils nous ont emmenées. La concierge complètement affolée, elle voulait nous faire du café au lait enfin, me donner au moins a moi du café au lait, puisqu'on avait pas déjeuné le matin, c'était très tôt. Il n’a rien voulu savoir – « Non, non, non ! » - il nous a emmenées dans la rue. J’ai vu, alors là vraiment, j’ai vu aussi des Juifs enfin des familles entières qu’on emmenait entre deux agents comme des criminels, ça c'était terrible. Ben là, il faut dire que les gens sur les pas des portes étaient quand même, là, étaient très impressionnés. On n’a pas entendu de choses hostiles parce que vraiment c'était un spectacle terrible de voir les petits enfants qu’on traînait, les petits enfants qui pleuraient, qui n'étaient pas réveillés, vous pensez à 6 heures et demi du matin, là bon, il était déjà 7 heures, peut-être même 7 heures et demi mais ils étaient endormis. Et puis les gens trainaient même des matelas d’enfant pour avoir où coucher leurs enfants, des ballots de linge mais enfin vraiment, c'était quelques choses d'épouvantable. Et ça les Parisiens n'étaient quand même pas habitués à ce spectacle-là.

 

Charlotte : Ils avaient essayé de vous aider ?

 

Sarah : On a… non… j’ai pas… non, parce que les gens avaient peur. Ils étaient tellement interdits qu’ils avaient peur. Mais je crois que, j’ai entendu dire que des commerçants étaient sortis –moi non, moi j’ai pas vu- que des commerçants étaient sortis donner de la nourriture, tendre du pain, tendre un paquet de gâteaux, une plaque de chocolat enfin ce qu’ils avaient pour donner aux petits enfants. Et donc ça, ç’ a été un spectacle tout au long de la rue des Pyrénées. On nous a emmenés dans un garage, on nous a parqué et il y avait quelques voitures -mais à cette époque-là, il n’y avait pas beaucoup de voitures à Paris. C’était pas comme maintenant- on nous a parqués là et là ma mère, elle essayait de se sauver, à chaque fois, elle se cachait derrière les voitures mais on revenait la chercher, elle a essayé , il y a deux femmes qui ont voulu aller aux waters et il y en a une qui n’est pas revenue. Donc ma mère a dit « Tiens celle-là elle a pu se sauver ! » Et je sais qu’il y a des policiers qui ont quand même, qui ont sauvé des gens. Il y a mêmes des commissaires de police qui ont prévenu les gens. Et je sais, je peux raconter deux histoires. L’une est arrivée à la cousine de ma mère, une cousine germaine qui avait deux petits enfants 2 ans et 3 ans le 16 juillet 1942, et son mari qui travaillait très dur était parti à 5 heures et demi du matin et n'était pas là, à la maison. Et quand les inspecteurs sont arrivés, ils lui ont demandé où était son mari alors elle a dit : « Nom, mon mari n’est pas là.» Ils ont dit : « On reviendra demain. » Donc le lendemain, elle est partie et elle est venue se réfugier justement, elle et son mari, dans cet immeuble où habitait mon père et où personne ne les a dénoncés jusqu’en février 1943 où ils ont été arrêtés et où un Polonais a caché leurs enfants, enfin a pris leurs enfants en disant que c'était les siens. Donc les deux petits ont été sauvés. Et eux ont été déportés par le convoi 49 du 2 mars 43 et on a une carte postale que je vous lirai tout à l’heure en vous la montrant où ils ont écrit « Nous partons dans un quart d’heure pour l'Allemagne » ils ont écrit à leurs enfants, ils ont fait écrire puisqu’ils ne parlaient pas bien le français, ils ont dû être aidés…

 

Charlotte : A leurs enfants, vos cousins

 

Sarah: Oui, mes cousins. Et justement, un de ces cousins-là s’est souvenu que, quand il avait deux ans, justement il se demandait pourquoi lui et sa soeur restaient accrochés aux basques de leur mère en pleurant et qu’il y avait deux hommes, et que leur mère pleurait et il y avait deux hommes. Il s’est souvenu de cela. Bon ça, c’est une de ces histoires. Une deuxième histoire que je voudrais raconter quand même c’est une de mes camarades qui n’habitait pas loin de chez moi, qui habitait rue des Rigoles. Elle a été arrêtée avec son père et son petit frère. Sa mère était à ce moment-là malade. Elle était donc à l'hôpital Tenon. Et elle a été arrêtée et, quand elle est descendue dans la rue, un des agents lui a dit à elle : « Cours ! » et elle s’est sauvée. Elle a vu emmener son petit frère et son père, elle s’est sauvée jusqu’au lycée. Justement elle s’est réfugiée chez notre directrice qui l'a cachée chez des bonnes soeurs à Saint-Mandé. Et c’est très, très curieux parce qu’elle est devenue ensuite professeure de lettres classiques et moi, j’ai fille qui est professeure de lettres classiques et qui a été nommée par la suite dans ce lycée, quand cette jeune femme, enfin quand cette jeune femme qui n’était plus une jeune femme a pris sa retraite, ma fille l’a remplacée sur son poste dans ce même lycée où j’ai fait mes études. Mais le tragique c’est que sa mère est revenue de l'hôpital quand elle a été guérie, une semaine après, et que les voisins, qui n’avaient pas vu la fille se sauver dans la rue, lui ont dit « On a arrêté votre mari et vos deux enfants » et cette femme s’est jetée dans la cage de l’escalier du 5ème étage. Elle savait pas qu’il lui était resté une fille, il y a eu ces cas-là justement tragiques. Alors nous en revenons au garage où nous en étions. On nous rassemble sur le coup de 8 heures et demi, 9 heures. On nous rassemble et on nous fait monter dans des autobus. C'était des autobus de la ligne régulière, des lignes régulières, nous c'était le Q d’ailleurs, qui venait la Porte des Lilas qui descendait la rue de Belleville. Et on nous fait donc monter dans ces autobus, les gens entassés avec les valises et tout. Et là vraiment quand on a descendu la rue de Belleville, j’ai eu ce sentiment terrible d'être prisonnière. C’est là que je me suis sentie prisonnière et j’ai vu une de mes camarades de classe d’ailleurs sur le bord du trottoir qui regardait passer ces autobus d’un air triste mais elle ne m’a pas vu moi, elle n’a pas vu qu’il y avait une de ces copines dans l’autobus et moi, je disais «Quand même, on est du même âge, on est dans le même lycée, dans la même classe et elle, elle, est libre sur le trottoir et, moi, je suis prisonnière et pourquoi ? Seulement parce que je suis juive ? »

Charlotte : Vous êtes donc emmenées…

 

Sarah : Alors on traverse les rues de Paris et puis on nous emmène devant le Vel’ d’Hiv’, le Vélodrome d’Hiver, que je ne connaissais, moi, que par les [inaudible] mais je n’y étais jamais allée, que je ne connaissais que par les actualités quand on voyait les courses, les Six-Jours, par exemple, se passaient là. C’est-à-dire que, ce qui est maintenant Bercy, c’était le Vélodrome d’Hiver. C’était le plus grand Vélodrome de Paris et c'était rue Nélaton, dans le quinzième arrondissement, pas loin de la Tour Eiffel d’ailleurs. Enfin à métro Bir-Hakeim mais ça devait être Javel à cette époque-là. C'était la station Javel. Et on descend de l’autobus et ma mère, elle me dit « On va se sauver ! » Elle avait déjà essayé dans le garage, mais elle dit « Là il faut qu’on se sauve ! » Alors elle prend toujours sa valise et puis derrière l’autobus, elle veut traverser la rue et aller au bout de la rue. Il y a un agent évidemment qui la voit : « Mais qu’est-ce que vous faites là ? » Elle dit : « Ben, on allait au café parce qu’on avait pas encore déjeuné » C'était vrai, on n’avait pas pris de petit-déjeuner. Il était 9 heures du matin. Alors il dit : « Ben, je vais vous accompagner. » Alors il est resté… il nous a fait rentrer dans le café, il est resté à la porte à guetter qu’on mangeait et qu’on ressortait et après il nous a raccompagnées à la porte du… le grand portail, le grand porche et il nous a poussées dans le Vel’ d’Hiv’. Et là aussi c'était un spectacle vraiment dont je me souviendrai toujours parce qu’il y avait déjà pas mal de monde. A 9 heures du matin, il y avait déjà beaucoup de monde. Je ne sais pas comment c’est devenu après. Ca devait être quelque chose d'épouvantable vraiment épouvantable mais c'était déjà assez terrible. J’ai retrouvé d’ailleurs des filles que j’avais vues à cette colonie de vacances, justement tout au début de la guerre à Etrépagny, à Mers-les-Bains et à Etrépagny, mais là, c'était déjà très tragique parce que vous aviez des gens sur des brancards, il y avait des petits enfants, les gens étaient assis sur leur valise, ils étaient sur les gradins et sur la pelouse, c'était déjà plein. Et il y avait pas à manger enfin les gens avaient amené des petits choses à manger mais il y en avait qui n’avaient pas pensé. Nous, on n’avait rien, ma mère n’avait pas emmené à manger. Elle avait amené que la valise avec les affaires. Il y avait des brancards avec des gens, des grabataires, qui étaient là. Il y avait des gens dans des voitures, dans des fauteuils roulants enfin les paralytiques qu’on emmenait. Alors ma mère, tout de suite, elle a dit : « Ecoute, c’est pas possible ! » puisqu’on nous avait dit effectivement, les agents, quand on leur demandait : « Qu’est ce qu’on va faire de nous ? » Ils disaient : « On vous emmène travailler en Allemagne » Bon, on pouvait comprendre encore à la rigueur qu’on emmène les enfants, bon on travaillait, on vivait dans une maison et on retrouvait ses enfants le soir mais les grabataires, il y avait les paralytiques, il y avait des gens qui étaient mourants, ça on ne les emmenait pas travailler en Allemagne, ça c’est ma mère qui a tout suite eu cette idée-là et elle avait raison, tout à fait raison. Alors elle dit « Par tous les moyens, il faut qu’on s'évade ! » On a vu effectivement, on a vu des scènes… des gens qui se racontaient ce qu’ils avaient vu au moment de l'arrestation, parce qu’il y a des gens qui se sont pas laissés prendre et qui se sont suicidés aussi, qui se sont jetés par la fenêtre, il y avait des femmes qui pleuraient, qui se racontaient ça enfin. Il y avait des cris, il y avait un espèce de brouhaha continuel ; c’était quelque chose d’oppressant. Ce Vel’ d’Hiv, pour moi, ça été quelque chose de terrifiant. Je dois dire j'étais terrifiée ce jour-là.

 

Charlotte : Il y avait des brutalités ?

 

Sarah: Non, c'était des brutalités en paroles. Je pense à la brutalité policière, effectivement des paroles. On n’était pas habitués. Ils nous bousculaient, ils nous brutalisaient pas, je ne peux pas dire qu’ils nous battaient mais ils nous bousculaient : « Poussez-vous ! Mettez-vous là ! » A l'entrée, on a vu dans une petite pièce, qui devait être un vestiaire auparavant, et il y avait des petits lits de camps qui étaient dressés, une dizaine de lits de camps. Alors il y a deux femmes qui parlaient, elles ont dit : « Mais, c’est là qu’on va dormir, sur ces lits de camps ? » Alors ils ont dit : « Mais non, ça c’est pour nous. Vous, vous dormez par terre. Là où vous êtes assis, vous dormez. » Vraiment, c'était… Et alors, il n’y avait pas de toilettes, enfin il y avait une toilette pour je sais pas combien on était. Je crois qu’on était… je crois que dans les deux jours puisque l’arrestation s’est faite les 16 et 17 juillet 42, il y a eu 7.000 personnes rien qu’au Vel d’Hiv. Ce jour-là, il y a eu… non, il y a eu plus que cela puisqu’ils ont arrêté… ils pensaient arrêter 22.000 personnes, ils avaient l’ordre d'arrêter 22.000 personnes. Et là justement, le gouvernement de Vichy a été au-devant des Allemands. C’est Laval qui a dit… parce que les Nazis n’avaient pas demandé qu’on arrête les enfants. Et c’est Laval qui a dit « Oh par mesure humanitaire, il vaut mieux laisser les enfants avec les parents ». Or vraiment, c'était d’une hypocrisie terrible parce que, moi j’ai appris justement plus tard, et récemment d’ailleurs, que les 4.000 enfants, qui étaient aux Vel d’Hiv ce jour-là, avaient été séparés de leurs parents. On avait déporté les parents et, par la suite, on avait déporté les enfants avec d’autres adultes pour qu’on pense que c'était leurs parents, que par mesure humanitaire on les déportait avec leurs parents. Enfin qu’on les envoyait avec leurs parents. Alors, vous vous rendez compte de la déchirure de ces enfants-là qui en somme, ils sont morts deux fois ? Parce qu’ils sont morts, une première fois quand on les a séparés de leurs parents, cette déchirure là, et puis après on sait très bien qu’ils sont morts, ils ont été gazés tout de suite en arrivant à Auschwitz. Alors ma mère, c'était toujours cette idée-là « Il faut qu’on se sauve ! Il faut qu’on se sauve ! » Elle m’a dit : « Toi, tu vas te sauver la première. Je veux te voir, toi, te sauver. » Elle m’a donné ma carte d’alimentation, elle m’a donné 100 francs qui était une somme à l'époque hein, c’était rare qu’un enfant, comme ça, de cet âge-là, 14 ans, ait 100 francs sur soi. Et elle m’avait dit d’aller chez des amis qui habitaient boulevard St-Jacques. Et alors, j’ai essayé, je me faufilais et puis je me suis faufilée derrière un agent et il y avait des gens qui étaient… des gens de la rue, les gens étaient au fenêtre, les gens évidemment des immeubles de la rue étaient à leur fenêtre, ils regardaient tout ce va-et-vient et il y avait des curieux qui étaient venus aussi ou qui étaient venus pour essayer de voir s’ils voyaient des amis puisque nous, cette amie, chez qui je me suis réfugiée après, justement elle est partie nous chercher, quand elle a su qu’on était arrêtées, elle allait partout où elle espérait nous voir mais elle n'est pas venue au Vel d’Hiv. Et alors, je me suis glissée donc derrière cet agent et je suis allée à reculons vers les gens, c’est-à-dire que je me suis trouvée à un moment entre lui et les personnes qui étaient… enfin à un mètre cinquante, deux mètres de lui, et à un mètre en avant des personnes qui étaient venues voir en curieux. Et il me dit : « Mais qu’est ce que vous faites là, vous ? » Alors, je lui ai dit : « Mais je suis pas juive, je suis venue voir quelqu’un. » J’avais mon manteau sur le bras. C’est tout ce que j’avais, j’avais pas de sac-à-main à cette époque-là, une jeune fille de 14 ans, non. J’avais mon manteau plié avec l'étoile à l'intérieur cousue sur le côté gauche mais, sur ma robe, je n’avais pas… j’avais une robe d’été évidemment, je n’avais pas l’étoile. Je lui ai donc dit : « Je ne suis pas juive, je suis venue voir quelqu’un » et il m’a dit « Foutez-moi le camp ! Vous reviendrez demain ! » Et j’ai pas… et même maintenant, je peux pas dire, je ne pourrais pas vous dire s’il m’a crue ou s’il m’a pas crue et qu’il m’a sauvé la vie en somme ce jour-là. Alors, je suis partie, avec mon manteau sur le bras, tremblante. J’ai traversé la rue, j’ai pris une petite rue perpendiculaire qui, je crois, est la rue Nocard j’ai marché sur les quais, j’ai marché longtemps, je sais pas pourquoi parce que je crois que j’ai marché à l’envers, j’ai dû prendre le quai de l’autre côté et comme j’ai vu qu’il n’y avait pas de métro, que je trouvais pas le métro, j’ai refait tout le quai et je suis arrivée donc au métro Javel qui est maintenant la station Bir-Hakeim. Mais j’osais pas descendre… j’osais pas aller faire la monnaie parce que 100 francs c'était beaucoup pour un ticket de métro, j’osais pas faire la monnaie de 100 francs. Enfin, je l’ai fait. Personne ne m’a rien dit. Je suis montée dans le métro, je suis descendue à la station Glacière et, en descendant, j’ai vu ma mère qui s'était sauvée vingt minutes après moi. Elle aussi, elle avait manœuvré derrière un agent mais il lui avait dit: « Mais rentrez donc, qu’est-ce que vous faites ? » et elle lui avait dit « Ecoutez, tournez la tête ! Vous m’avez pas vue » Il dit : « Ecoutez, quand j’aurais fini mon service, vous pouvez faire ce que vous voulez. Mais pour l’instant, vous rentrez ! » Elle a réussi quand même à se faufiler derrière un agent et, elle, à suivre… il y avait un balayeur de rue qui faisait couler le ruisseau, enfin qui balayait, et elle dit « Faites semblant, faites semblant d'être ami avec moi et qu’on parle » Il l’a fait et il l’a accompagnée jusqu’au bout de la rue où il y avait un barrage d’ailleurs, mais on l’a pas arrêtée, elle, parce qu’on a cru qu’elle était avec le balayeur, enfin elle discutait avec lui, elle a réussi à monter dans le métro. Donc on a couru jusque chez nos amis et puis, ils nous ont ouvert la porte. Quand ils nous ont vu, tout le monde pleurait. Ils ont refermé la porte et c’est comme ça qu’on s’est sauvées du Vel d’Hiv. Et on est restées chez eux, cachées, pendant 6 mois. Alors, lui… c'était un atelier d’artiste, lui était sculpteur. C'était un Espagnol. On connaissait beaucoup d’Espagnols à cette époque-là puisqu'il y avait eu, après la guerre de 1936 qui c'était terminé en 39, la guerre d'Espagne, il y a eu beaucoup de réfugiés, c’est ça, alors on connaissait… d’abord on avait des amis anarchistes déjà au Blanc-Mesnil, pas loin de Drancy justement. D’un côté on connaissait ces amis-là et de l’autre côté, on connaissait d’autres Espagnols républicains qui s’étaient réfugiés. Et donc, on était dans cet atelier. Lui était sculpteur et elle, c'était une Française qui vit toujours

 

Charlotte : Vous pouvez nous dire leur nom ?

 

Sarah: Ah oui, lui s’appelait La Torre, mais il est mort, et elle s’appelle Gilberte de Puytorac. Elle vit toujours maintenant. Elle doit avoir 77 ans et c’est toujours une amie très chère. Alors ils nous ont… C’est elle justement qui nous cherchait toute la journée, qui nous a cherchées toute la journée. Elle était résistante d’ailleurs. Elle a fait de la résistance après.

 

Charlotte : Ils ont pu vous cacher pendant un certain temps

 

Sarah: Oui, ils nous ont cachées et là j’ai fait des cauchemars aussi parce qu’il avait ses… il faisait à ce moment-là de la terre glaise beaucoup, il modelait ses statues et il les mettait sous des chiffons mouillés, il mettait des chiffons mouillés pour que pas la terre glaise sèche, il en avait 2 ou 3 en train comme ça et le lendemain, donc il les reprenait et là il faisait autre chose et nous, ils avaient une loggia en haut -il y avait un escalier avec une autre loggia où ils couchaient eux et, nous, avec ma mère, ils nous avait fait un lit sur le canapé en bas - et quand je me réveillais la nuit, je voyais ces formes. C’était comme des fantômes et ça me faisait penser au Vel d’Hiv. J'étais vraiment très traumatisée par ce Vel d’Hiv. Donc je suis… bon, c'est passé, les cauchemars se sont passés. Bon j'étais quand même une jeune fille, j’ai repris ma vie, j’ai repris le lycée et ma mère m’a dit : « Tu retournes au lycée » et mon père aussi. Ca c'était vraiment une condition sine qua non. Quand j'étais même petite à l'école, mon père si j’avais de la température, bon on n’allait pas à l’école mais si j’avais un petit peu de température, il m’emmenait à l'école. Il fallait que j’aille en classe. Ca, c'était impératif !

 

Charlotte : Comment faisiez vous du boulevard St-Jacques ?

 

Sarah: Oh ben je prenais le métro ! Mais… alors c’est pareil, nous sommes entrées dans la clandestinité aussi et là, on a eu des faux papiers. Alors j’ai eu une fausse carte d'identité où mon père voulait que je garde les lettres SL, Sarah Lichtsztejn, alors je m'appelais Liliane Sarraut. Et Albert Sarraut, c'était un parlementaire du gouvernement de la troisième République. Enfin, il a trouvé ce nom-là qui commençait par un [s]. Je m'appelais Liliane Sarraut. Mais, aussi, quand je suis arrivée au lycée, la directrice m’a pris à part, et elle a dû faire la même chose avec les autre élèves juives, et elle m’a dit : « Sarah, on ne vous arrêtera jamais au lycée. Ca je peux vous garantir qu’on ne vous arrêtera jamais au lycée ! » Et pourtant, il y avait les Allemands en face. Et c’est vrai, aucune élève n’a été arrêtée au lycée.

 

Charlotte : On vous a réinscrite au lycée sous votre nom ?

 

Sarah : Ah oui mais j'étais toujours inscrite puisque je suivais mes classes normalement. Non, non, non bah j’ai été arrêtée le 16 juillet 1942… normalement, ils devaient faire ça pour le 14 juillet mais à cause de la Fête Nationale, il y a eu des tiraillements… ils ont décidé que ce serait le 16. Bon le 15, c'était la fin de l'année scolaire. Et moi, je suis rentrée le premier octobre normalement au lycée puisque j'étais déjà chez ces amis-là. Et puis… et ensuite mes amis ne pouvaient quand même pas nous garder, c'était quand même trop petit. Ils nous ont trouvé un appartement à Vincennes, alors c’était Château-de-Vincennes, c'était pas loin non plus de mon lycée. J’y allais en métro. Ca, c’était bien et je voyais toujours mon père. Alors il faut que je dise, avant d’en arriver donc au plus tragique, il faut que je dise aussi que, en 43, ma directrice justement faisait de la résistance. Elle a caché des aviateurs anglais, enfin on l’a accusée de ça mais c'était certainement vrai, et en mai non en février 43, elle a été arrêtée et elle a été à Fresnes. On l’a emmenée à Fresnes. Elle est restée 2 mois en prison, enfin avril et mai, c’est ca. Elle est revenue au mois de mai, je crois, on l’a relâchée parce qu’on n’a pas pu prouver qu’elle avait caché ces aviateurs. E t je me souviens jusqu’à aujourd'hui de ce couloir devant son bureau, tout le couloir était encombré d’hortensias, c'était la saison des hortensias, toutes les classes, chaque classe s'était cotisée pour acheter un hortensia. Il y en avait quand même pas mal, tout ce couloir encombré d’hortensias tellement on aimait cette directrice-là. On faisait, nous aussi, des brimades aux Allemands enfin ceux qui étaient dans l’aile droite du lycée. Par exemple, c’est très curieux parce que je ne savais pas comment était venu ce mot d’ordre mais c'était un mot d’ordre écrit, je l’ai su après par un jeune homme qui a fait un mémoire de maîtrise sur le lycée, « Un lycée de jeunes filles sous l’Occupation », donc sur mon lycée. D’ailleurs, j’ai témoigné avec lui également et j’ai su après que c'était des mots d’ordres écrits qui passaient dans les classes. Par exemple, tous les 14 juin, il fallait se balader dans la cour avec des nœuds noirs soit dans les cheveux, parce qu’on avait des petits peignes, on se coiffait comme ça avec des peignes dans les cheveux et on accrochait les rubans noirs là ou les rubans noirs autour du petit col, on portait des petits cols Claudine et on nous faisait… on mettait des rubans noirs. Et tous les 11 novembre, on portait des rubans tricolores parce que c'était la victoire de la France sur l’Allemagne pendant la guerre de 14-18. Voilà, ça c’était les petites brimades. Bon, nous sommes restées plusieurs mois donc dans ce petit appartement à Vincennes, au Château de Vincennes, et ensuite il a fallu quand même redéménager. On est retournées à Paris, Avenue de la République. On habitait dans un immeuble qui faisait le coin de l’avenue de la République et de la rue Saint-Maur. Metro Saint-Maur d’ailleurs. Et je continuais toujours d’aller au lycée et mon père venait toujours nous voir. Et c’est là que, un 24 mai exactement, le 24 mai 1944, on a à nouveau frappé à notre porte à 7 heures du matin. A 7 heures un quart, je partais pour le lycée normalement. Et c'était deux inspecteurs français. Il faut dire que le 16 juillet 1942, moi je n’ai vu aucun Allemand dans les rues. Je n’ai vu que des policiers français. Et là, c'était des policiers français aussi qui nous avaient… qui sont venus, ils nous ont dit « : « Ben, on vous a dénoncés, et puis on va vous emmener, on a l’ordre de vous arrêter. »

 

Charlotte : Qui vous avait dénoncées ?

 

Sarah : Ben, on a jamais su, on a cherché à savoir,  mon père a cherché à savoir par tous les moyens à savoir également et on a cru que c'était la concierge mais c'était pas elle, on a cru que c'était une des voisins parce que ma mère chantait en russe parce que la lettre, on a vu, la lettre de dénonciation on l’a vue à la préfecture de police et c’était marqué « je vous signale dans tel immeuble à telle adresse se cachent des Juifs russes » donc elle disait peut-être les voisins m’ont entendue chanter en russe et aussi on a pensé parce qu’un jour on allait quand même au cinéma malgré l’interdiction de sortir après 20 heures, il fallait quand même se distraire, mon père m’emmenait pendant justement toute cette période-là faire du dessin rue Vavin, à la Grande chaumière et chez Duncan, il y avait Raymond Duncan qui avait une académie rue de Seine, on faisait aussi des réunions, du dessin, l'église laïque aussi qu’ils faisaient, il y avait des soirées, on sortait quand même et une fois on était sortis avec une voisine de rue, du 117 passage d’Eupatoria où habitait mon père. On était dans un cinéma rue Ménilmontant et en sortant du cinéma on voit deux types avec imperméable et chapeau aussi qui nous arrêtent et qui nous enfoncent un revolver dans les côtes. Alors, ils nous ont arrêtés et ils nous emmenaient dans la chambre de mon père. Mon père les a emmenés dans sa chambre, il leur a montré des dessins. La voisine je pense qu'elle est partie avec un des inspecteurs et elle a du le payer en nature. Sûrement, enfin sur le moment j’ai pas réalisé cela, parce que j'étais pas du tout au courant de ce genre de truc. Et mon père les a emmenés ensuite dans notre chambre où il y avait ma mère parce qu'il leur a dit mais ma femme pourra… elle est couturière, elle vous donnera du tissu pour vos femmes enfin etc. C’est ce que ma mère a fait. Elle avait des pièces de tissu dans notre chambre mais sinon elle avait son atelier dans la cour de cet immeuble-là et elle n’a pas voulu y aller parce qu’elle aurait pu, quand on nous a arrêtés, elle aurait pu aller chercher de l’argent qu’elle avait là-bas et elle n’a pas voulu y aller justement parce qu’il y avait justement des camarades espagnols qui cachaient des armes-là. Ils faisaient de la résistance et cachaient des armes dans l’atelier où elle travaillait. Donc pour les inspecteurs elle est allée chercher des pièces de tissus dans cette pièce-là pour leur femme et bon ils sont repartis. Il y en a un d’ailleurs qui m’a donné un vague rendez vous j’y suis pas allée, vous pensez, j’avais 16 ans à l'époque évidemment j'étais assez mignonne et mon père est allé les voir et ils ont vraiment, ils ont juré sur tout ce qu’ils avaient de plus cher que ce n'était pas eux. Donc ces inspecteurs nous ont arrêtées malgré les protestations de ma mère, elle a dit : « Mais laissez donc ma fille ! » «  Non, non, non ! On a ordre de vous arrêter, on vous arrête toutes les deux » et puis ils m’ont dit : « Mais vous savez, vous serez bien là-bas » je ne sais pas quel cynisme c'était, ils ont dit : « Vous serez bien ! » Ils ont vu mon bulletin trimestriel que j’avais au mois de mai justement, un bon bulletin. Ils ont dit : « Ah vous êtes bonne élève. Qu’est-ce que vous voulez faire ? » J’ai dit : « Moi, j’aimerais faire médecine plus tard. » Ils ont dit : « Oh mais vous pourrez là- bas, vous pourrez continuer vos études ! » Je crois qu’ils se sont fichus de nous, il me semble parce que c’est pas possible qu’ils n’aient pas su quelques choses déjà. Et on est descendues dans la rue avec notre valise mais là on n’avait pas pris des choses précieuses, on avait pris juste des vêtements et sur le trottoir très large de cette avenue de la République, je vois arriver en face de nous, mon père qui venait nous voir mais alors il avait le soleil… mais ma mère me dit en yiddish : « Ecoute s’il nous voit, il est fichu. Ils vont l'arrêter aussi parce que ça il va s’approcher, il va comprendre tout de suite mais il va s’approcher, il va vouloir venir avec nous » mais il nous avait pas vues, il avait le soleil juste dans les yeux, il était ébloui et il nous a pas vues. Donc on a dit : « Bon, au moins ! » Et il a su tout de suite qu’on était arrêtées évidemment par la concierge. Bon on nous a emmenées par le métro jusqu'à la préfecture de police. Ma mère essayant toujours de les soudoyer, elle voulait leur donner l’argent qu’elle avait mais il avait rien a faire, ils ne sont pas laissés faire. C’était des jeunes. Et puis ils nous ont emmenées à la préfecture de police où on nous a montré la lettre de dénonciation et puis il y avait une douzaine de personnes qui étaient arrêtées en même temps que nous. Ils avaient l’air de dire « Ah tous ces imbéciles là ils se sont fait attraper. Ils se sont fait prendre. » Bon ils nous ont envoyées ensuite au dépôt du palais de justice et ce dépôt était tenu par des religieuses alors les religieuses, il y avait des tas de gens, il y avait des gens qui faisaient du marché noir qui étaient arrêtés, il y avait des prostituées qu’on arrêtait très régulièrement pour voir si elles étaient bien en carte, enfin si leur carte était à jour et tout …

 

Charlotte : Et on vous a interrogées ? On vous a dit pourquoi on vous avait amenées là ?

 

Sarah : Ah mais non, on nous a dit «Ben oui parce que vous êtes juives, on arrête les Juifs, c’est tout. » Ah oui, ça allait de soi. Du moment que vous étiez juif, vous n'étiez plus quelqu’un… vous n'étiez pas une personne, bon et alors justement ces sœurs qui triaient tout le monde de passage, qui prenaient soit des lacets, soit les couteaux qu’on pouvait avoir tout ça, quand elles nous ont vues, enfin quand elles m’ont vue, moi, à 16 ans et puis ma mère qui en avait même pas 40 mais enfin qui faisait pas du tout prostituée : « Ah vous aussi, des gens comme vous aussi on vous a arrêtées. » Elles avaient pitié quand même mais enfin elles n’ont rien fait. Elles pouvaient rien faire de toute façon. Alors on a passé la nuit au dépôt, ma mère a quand même négocié, elle a donné 20 francs pour qu’on ait une paire de draps sur notre paillasse, enfin sur notre lit. Alors on a dormi dans des draps propres, une dernière nuit comme ça et elle pensait justement ma mère je sais pas pourquoi, oui elle sortait de maladie il faut dire, elle avait été très malade tout l’hiver, elle avait eu une bronchite qui était devenue chronique, enfin elle était restée 5 semaines au lit , elle avait maigri et elle avait une tête épouvantable et… ben d’ailleurs à la préfecture de police le type qui a fait son rapport, parce qu’ils sont obligés de faire un rapport, elle lui a dit : « Mais j'étais malade », elle lui montre ses ordonnances, il lui dit : «  Gardez-les bien précieusement parce qu’elles pourront vous servir » et ma mère, là j’anticipe, mais quand on est arrivées à Birkenau et qu’elle a vu où on arrivait, elle a déchiré ses ordonnances, elle a dit : « Làje suis plus malade. A partir de maintenant, je suis plus malade. » Parce que ça c'était vraiment le passeport pour la chambre à gaz alors donc elle a repris ces esprits seulement au dépôt du palais de justice mais même pas. Elle a pas essayé, elle voulait se sauver mais il y avait pas l'énergie qu’elle avait au moment du 16 juillet 1942 et donc on s’est pas sauvées elle pensait qu’on resterait quelques jours au moins au dépôt du palais de justice mais pas du tout dès le lendemain on nous a appelées, on était sur la liste de ceux qui partaient à Drancy.

 

Charlotte : C’était donc là, quelle date ?

 

Sarah : Alors c'était le 25 mai 1944. On a été arrêtées le 24 et on est parties à Drancy le 25 mai 1944 et alors là on nous a mis dans des paniers à salade mais c'était pas des paniers à salade comme vous voyez passer maintenant qui sont grillagés mais qui ont quand même des banquettes et tout, là c'était vraiment des tous petits compartiments prévus pour une personne : fenêtre grillagée aussi enfin les côtés grillagés, toutes petites impostes, enfin c'était vraiment les anciens paniers à salade et là ils nous ont mis deux par deux dans cet habitacle qui était prévu pour une personne. On étouffait littéralement, on était serrées l’une contre l’autre il faisait noir parce qu’il y avait une toute petite imposte grillagée mais c’est tout il y avait pas d’air et puis on savait même pas quelle rue on traversait, enfin où on allait.

 

Charlotte : On vous a dit où on vous emmenait ?

 

Sarah : On nous a dit où on nous emmenait à Drancy et effectivement quand on a ouvert les portes, au moins on a respiré un petit peu, et c'était Drancy. Alors Drancy, donc qu’ils avaient transformé, qui auparavant était une caserne pour les gendarmes, il y avait 4 tours qui sont démolies depuis, ça n’existe plus, ça a été démoli juste après la guerre. Les gendarmes habitaient avec leur famille dans ces 4 tours et le quadrilatère de bâtiments entourant une cour était leur caserne et c’était donc devenu le camp de Drancy et là on nous a fait une fouille en règle également. On nous a demandé de donner nos bijoux alors montres, bagues, tout ça l’argent aussi. On nous a fait un reçu en bonne et due forme parce que ça c’était très administratif et on nous a donné un numéro et puis on était voilà des prisonniers tout faits.

Charlotte : Sarah Montard. Nous sommes sur la cassette numéro cinq.

 

Sarah : Donc prisonnier tout faits. Euh nous sommes, on nous a mis dans des chambrées. Enfin il y avait plusieurs escaliers et on nous a mis dans les chambrées. Euh hommes et femmes, mais enfin les familles restaient  ensemble là bon on avait une paillasse nous on avait emmené une couverture, oui cette fois-ci on avait emmené une couverture. Ma mère se souvient, enfin elle se souvenait, que c'était une couverture bleue. On était donc restées dans ces  chambrées. La nourriture, bon ben, dégueulasse évidemment, infecte dirais-je mais pas plus que ce que ce qu'on mangeait habituellement puisque la restriction était de plus en plus grande. Euh mais alors la vie à Drancy était quand même organisée. Bon, il y avait ceux qui avaient réussi à avoir les places, les postes justement comme ceux à la fouille ou euh dans les ateliers de couture ma mère disait : « Peut-être que je pourrais me faire engager aussi dans les ateliers de couture. » Elle a essayé mais il fallait vraiment avoir de la protection là, là elle n’a pas réussi.

 

Charlotte : Et qui vous gardait ?

 

Sarah: Ah ben des gendarmes ! Ah, j’ai pas vu d’Allemands, si on en voyait traverser la cour. Sûrement puisqu’il y en avait parce qu’il y a eu les procès après de Cologne, de ces gens Lischka et Erickson et je me souviens plus qui, le troisième, qui dirigeaient le camp, le dirigeaient mais enfin c'était des gendarmes, c’était des gendarmes cette fois, pas les sergents de ville, c’était pas la police, c'était la gendarmerie. Les gendarmes nous gardaient évidemment et bon l'organisation du camp était un peu confiée, si vous voulez, aux prisonniers eux-mêmes. Les plus anciens, ceux qui avaient pu rester et ne pas être déportés, avaient des très bons postes et faisaient en somme la bureaucratie, l’intendance, enfin vous voyez tout ça c’était fait par des prisonniers comme plus tard au camp d’ailleurs. C'était très bien imaginé. Donc nous sommes… alors ce qu'il y avait, c'est qu'on se promenait, on se promenait là-bas il y avait… comme c'était un… il y avait comme un préau, c’était des galeries les trois bâtiments qui entouraient la cour, le quatrième étant réservé à l'administration et puis le porche d'entrée, on se baladait. Alors tous les soirs, c'était la promenade comme sur les Champs-Elysées et ma mère a regretté de pas avoir emmené son tailleur, presque regretté, les femmes mettaient leurs plus beaux vêtements pas les bijoux puisqu'on leur avait pris les bijoux. Et puis il y avait des amours qui se nouaient, des amourettes. Et même moi, j'ai eu un amoureux là -bas, un garçon de dix huit ans, donc j'avais seize ans, un garçon de dix-huit ans et puis on se baladait dans … il y avait des chambrées qui étaient vides. Alors une fois on était … et puis il y avait tout un balcon aussi, des balcons, une galerie qui circulaient dans les étages, devant les chambres. Et un jour, j'ai vu justement en me baladant en étant accoudée à ce balcon avec mon amoureux, qui s'appelait Serge, je vois au loin, de l'autre côté de la route, il y avait un porche, la route nationale et de l'autre côté de la route, je vois quelqu'un avec un vélo et c'était mon père qui était venu voir s’il me voyait, j'ai pas voulu faire signe, pas tellement que j'avais peur qu'il se fasse prendre ce jour-là mais parce que j'étais avec un garçon. Et ça, ç’aurait été terrible pour mon père. Bon et ce garçon effectivement, un jour qu'on était dans une des chambrées comme ça, on s'embrassait. Il a voulu coucher avec moi d'ailleurs, il me dit : « Mais quand même, tu connais pas l’amour du tout. » Je dis : « Ben non « et il me dit : « Parce qu'on ne sait pas ce qu’on va devenir peut-être qu’on va plus vivre. » Enfin, il me disait cela. « Il faudrait que tu connaisses ça. » Non, non, moi je voulais pas. Et alors, pour m'encourager, il m'a mis la main sur son pantalon et ça m'a complètement, alors là, ça m'a complètement dégoûtée. Je savais pas et je voulais plus même l'embrasser après  et ça c'était terminé. Et finalement, nous ne sommes pas restées tellement longtemps. Nous sommes restées cinq jours.

 

Charlotte : Est-ce que vous avez eu, pendant que vous étiez là, des contacts avec les gens de l'extérieur, est-ce que vous avez?

 

Sarah : Non, pas du tout. La seule chose qu'on a pu faire, c'est que ma mère a vu un gendarme qui était sur un balcon à côté et elle lui dit : « Ecoutez, est-ce que vous voulez pas mettre un petit mot à mes amis qui habitent Le Blanc-Mesnil ? » Pas loin, justement des Espagnols, enfin les enfants eux étaient  français déjà puisqu’ils étaient nés en France. Il y avait un garçon de mon âge et, une fille un peu plus âgée et ces amis-là étaient des anarchistes espagnols. Carmen, elle s'appelait elle. Et alors il lui a donné le mot et… elle lui a donné plutôt le mot. Il a dit : « Je ne sais pas. » Il a rien répondu : « Je ne sais pas. » Elle a su après la guerre qu'il avait donné  le mot, mais il avait dit aux gens, il avait réussi à leur faire parvenir, mais il leur avait dit : « Si vous me voyez dans la rue, vous ne me connaissez pas. Vous ne savez pas qui je suis. » Et ces gens-là ont eu le mot qu'on était là et qu'on ne savait pas quand on partirait, combien de temps on resterait puisque ma mère n'a pas réussi à se faire affectée où que ce soit. Donc cinq jours après, le 30 mai 44, on nous a  appelées le matin et on nous a dit « vous partez, vous partez pour l'Allemagne » et alors on nous a donné un colis de nourriture et boissons. Je me souviens plus de ce qui avait exactement, je sais qu’il y avait des pastilles de dextrose qu’on donne aux sportifs quand ils ont soif et qui donnent un petit peu d'énergie aussi, ça c'était pas mauvais, c'était vraiment utile pour le train et on nous a emmenées toujours dans les autobus -ils auront beaucoup servi ces autobus  pendant cette guerre- dans les autobus on nous a amenés jusqu'à la gare de Bobigny qui était pas loin parce que j’ai su après que normalement c'était le Bourget, la gare de départ des trains pour Auschwitz, mais le Bourget était en réfection je ne sais quoi et à cette époque là, c'était les transports de Bobigny. Alors Bobigny… et alors là, on nous a mis vraiment entre les mains des Allemands y avait plus les gendarmes, ils nous ont mis entre les mains vraiment des Allemands qui étaient là  avec leurs fusils et qui là nous faisaient monter dans le train à coups de crosse. Là, c'était la brutalité.

 

Charlotte : Quel genre de trains?

 

Sarah : C'était des wagons à bestiaux. J'allais décrire le train c'est-à -dire que là  où il y avait « 8 chevaux- 40 hommes », c'est ca? on nous faisait monter à 100, 120 entassés hommes, femmes, enfants, vieillards, tout ce que vous voulez. Il y avait  bien un wagon sanitaire pour les malades soi-disant mais ceux-là, ils sont arrivés presque tous morts à l'arrivée à Auschwitz. Alors là, on nous a fait monter dans ce wagon à bestiaux, très brutalement, ils ont fermé les portes, ils ont plombé. Enfin, ils ont mis des … comment ça s’appelle ? Je sais pas… enfin ils ont mis des barres de fer en croix pour qu'on puisse pas se sauver. Ils nous ont dit avant : « Si quelqu'un essaie de faire une action, de se sauver. On en fusille tout de suite dix ! » On prend tout de suite des otages. Alors ces wagons à  bestiaux avaient juste deux toutes petites lucarnes de chaque côté grillagées comme ça. Et nous, avec ma mère, on s'est mises près de la lucarne enfin elle m'a dit : « Tu te mets là, parce que là tu pourras respirer au moins. »

 

Charlotte : Votre maman n'avait pas essayé d'aller dans le wagon sanitaire ?

 

Sarah : Non, non, elle a pas, elle a pas voulu à cause de moi. Toujours pareil parce qu'elle aurait pas pu m'emmener. On aurait été séparées. Elle voulait jamais se séparer de moi. Elle a toujours fait des choses pour ne pas se séparer de moi. Alors elle, on était donc près de la lucarne, alors ils avaient mis un baril pour… d'eau, d'eau potable, pour qu'on puisse boire quand même parce qu'on avait pas d'eau. On n'avait rien, on n'avait pas de bouteille ou quoi que ce soit. Et puis un baril pour les besoins naturels, alors on avait quand même mis… quelqu'un avait tendu un fil avec une couverture, qu'on fasse pas quand même les uns devant les autres, c'était quelque chose. Et puis on est restés quand même quelques heures comme ça sur cette gare et le train s'est mis en route. Et puis bon, on est  partis. On voyait défiler des villes tant qu’il faisait jour, on voyait qu'on allait vers l'est et puis après, c'était la nuit et puis le lendemain ça a été. C'était assez épouvantable parce que … c'était même très épouvantable. Parce que vous pensez que le baril des besoins naturels, ça sentait… c'était terrible. 100 personnes, 120 comme ca, agglutinées, on ne pouvait pas s'allonger, on ne pouvait que s'asseoir avec les genoux repliés contre soi, vous pouviez pas dormir, vous pouviez pas vous allonger et alors les gens qui dormaient près du baril je ne sais  pas ce qu’ils pouvaient sentir parce que nous encore, on était sous cette lucarne, avec ma mère, on était restées à cette place-là, on était sous cette lucarne. Et puis le lendemain matin donc ce baril débordait et l'autre, qui était le baril d'eau, il était vide, évidemment, y’avait plus rien à boire. Alors ils nous ont arrêtés quand même à une gare et ils ont autorisés à sortir le baril d’eau pour reprendre de l'eau fraîche et à vider ce baril et le remettre tel que pas lavé ni rien évidemment pas rincé, le remettre en place pour les besoins. Alors toute cette puanteur, parce que c’était quand même mai, il faisait quand même chaud et surtout la confinés, 120 personnes dans ce wagon confinées, alors c'est le deuxième jour, il s’est passé donc encore une nuit et c'est le deuxième jour qu’on nous a arrêtés dans un champ où il y avait des feuillets, vous savez c'est des tranchées pour les militaires, d'ailleurs. Et là entre deux haies de soldats allemands avec leurs fusils et leurs chiens d'ailleurs on est allés, hommes, femmes, enfants mélangés s'accroupir dans les feuillets. C’était vraiment, c'était déjà toute l’humiliation qui commençait et j'ai revu ce fameux Serge, ce jeune homme, il était dans un autre wagon et je l'ai revu. Ah oui, moi j'étais… je suis restée… alors oui, justement ça j'ai oublié de raconter qu’à Drancy, quand je suis arrivée à Drancy, une des premières personnes que j'ai vues, c'est cette jeune fille dont je vous ai parlé tout au début, qui était dans mon école au CP, qui était deux ans avec moi à l'école, Claire Brodsky, Clara Brodsky. Mais c'était Claire Brodsky, et on ne sait pas quittées alors on était dans le wagon ensemble.

 

Charlotte : Elle était dans le même wagon ?

 

Sarah:  Oui, alors elle, elle avait été  arrêtée en juillet 42 avec ses parents mais pas sa soeur. Sa soeur était mariée et habitait à Lyon je crois à cette époque-là et sa soeur avait fait des pieds et des mains comme, elle, elle était française et qu'on arrêtait que les étrangers soi-disant en 42, sa soeur avait fait des pieds et des mains pour la sortir de Drancy, elle avait réussi à la sortir et donc ses parents avaient été déportés. Ils sont sans doute jamais revenus évidemment en 42. Et elle, elle a été à Lyon avec sa soeur et elle a été  arrêtée à Lyon dans une rafle et donc je l’ai retrouvée là et on ne s’est pas quittées. On était donc dans le même wagon et on a mis trois jours et trois nuits. Au bout de trois jours et trois nuits, le train s'est mis à ralentir et on arrivait, on voyait des voies partout et d'autres trains qui étaient près de nous et on voyait des gens misérablement habillés qui travaillaient sur les voies ferrées, on se demandait où on était. On nous avait dit qu’on nous envoyait en Allemagne mais on ne savait pas exactement où. Le train s'est remis en route… alors moi ce que je veux dire aussi c'est que j'étais assez frappée, ma mère aussi, par les enfants dans le train parce que les Allemands venaient quand on s'arrêtait, les deux jours où on s’est arrêtés, ils venaient toujours pour dire « Vous n'avez pas le droit de faire ci et ça. On en fusille et c’est tout. » Et les enfants ne pipaient pas un mot. J'ai pas entendu même des bébés, les petits bébés pleurer. Et puis il y a une… il y avait une famille turque dont la mère était une femme âgée, elle avait au moins quatre-vingts ans par là et avant de s'arrêter, la veille au soir, elle a jeûné parce qu'elle avait fait un rêve, elle avait vu un rabbin avec un livre de prières et elle lui disait : « Mais Rabbin, qu'est-ce qui va advenir de nous? » Et il disait : « Tout ira bien, vous verrez tout ira bien. » Et elle a jeûné, exprès elle a pas fini son colis de nourriture et c'est le lendemain donc on est arrivés à Birkenau, enfin à Auschwitz et elle est partie directement à la chambre à gaz donc tout allait bien pour elle effectivement. Et le train s’est remis  en marche et puis s'est de nouveau arrêté au bout de quelques minutes et là les portières se sont ouvertes, on a débloqué les barres de fer et on a ouvert les portières en grand et ce sont des hommes en uniformes rayés qui sont montés qui nous ont dit en yiddish « Donnez les enfants ! » alors nous, on voulait prendre nos valises, on avait nos valises. « De toutes les façons, laissez-les et vous n'en avez pas besoin, pas pour l'instant en tout cas » et ils nous ont dit, ils ont dit tout bas  de donner les petits enfants aux vieilles femmes, parce qu’ils vont rentrer dans le camp en camion, tandis que vous, vous rentrerez à pied. » Alors il y a effectivement, il y a des mères qui n’ont pas voulu se séparer de leurs enfants et qui les ont suivis. Et il y a des mères qui ont donné leurs enfants aux femmes plus âgées. Et puis on nous a fait descendre. Et alors, c'est là que ma mère a déchiré ses ordonnances, quand elle a vu ce qui se passait. Parce qu'effectivement, il y avait des tas tout le long de la rampe d'arrivée, du quai, il y avait des tas de sacs, de valises, de vêtements vous  voyez tout ce dont on dépouillait les gens. Effectivement, ils avaient laissé les valises, parce qu'on n'a jamais revu les valises, ils nous prenaient tout. Et c’est là qu'elle a déchiré ses ordonnances, et qu'elle a dit « Ici, je suis plus malade. » Et puis on a avancé et on s'est trouvés… on voyait les gens qui défilaient devant des officiers allemands, dont un tenait une badine, et c'était Mengele. Je l’ai reconnu sur ces photos qu’on a vues par la suite. C'était le fameux docteur Mengele. En somme, je lui dois la vie puisqu’il m’a destinée à vivre, je lui dois la vie à lui aussi, n'est-ce pas? Et il faisait un signe avec sa badine-là, à gauche, à droite, à gauche, à droite et moi, j'avais fait connaissance justement au dépôt du palais de justice d’une petite jeune fille qui avait un an de moins que moi. Elle s'appelait Fanny. Elle était toute menue, toute mignonne et sa mère était toute menue également. Et quand on était… et quand on est arrivées… quand on était dans le train, sa mère disait à ma mère : « Tu sais moi je suis alsacienne, je parle très bien l’allemand. Peut-être que je pourrais être interprète au camp. » Alors, et il a dit.. il nous a mises à droite. Ma mère me tenait sous le bras et elle lui dit en allemand: « Das ist meine Tochter », c'est ma fille. Et alors il nous a fait passer à droite. Et Fanny et sa mère, à gauche, et on ne les a jamais revues.

 

Et alors, on a séparé aussi les hommes. D'abord, les hommes et les femmes, oui c’est vrai, on avait séparé, en deux files, les hommes et les femmes puisque les hommes étaient emmenés dans le camp d’Auschwitz, camp pour hommes et certains à Birkenau où il y avait des baraques pour hommes également. Et donc les femmes triées, triées aussi. Et puis, on nous a fait arriver… alors là, c'est là qu'on s'est rendu compte que le camp était tout près parce que nous, on nous a fait entrer au camp mais le portail était à cinquante mètres peut-être de là, à pieds. Alors, on nous a fait rentrer à la douche. Enfin, on nous a fait rentrer dans un local. On nous a demandé de nous déshabiller complètement et de donner même tout ce qu'on avait, même un mouchoir. Ma mère avait un mouchoir ; ce qu'elle avait réussi à cacher, par contre, c'est son stylo et sa montre. Elle les avait cachés dans son vagin, tout simplement. Et on lui a pris lors d'une fouille, mais beaucoup plus tard, on a, on a… ils savaient déjà les cachettes et ils ont été chercher-là. Sans ça, elle avait sa montre et son stylo toujours. Elle a dû donner un mouchoir, elle qui avait toujours besoin d'un mouchoir, Elle a tout déposé. Et puis, toutes nues, on nous a fait défiler devant un bureau, il y avait des jeunes filles, des Polonaises d'ailleurs, pour la plupart des détenues également et qui ont commencé à nous tatouer un numéro sur le bras. Alors moi, j'ai… je vais vous montrer le numéro parce que… voilà, alors il y a un [a] devant, mais on le voit pas bien, parce que, effectivement, le [a] quand on commencé à me tatouer, j'ai voulu l’effacer. On nous tatouait avec de l'encre de Chine et une plume, une simple plume et de l'encre de Chine. C'est-à-dire que chaque petit point, que vous pouvez pas voir de loin, correspond à une piqure, à un trou de la plume, å l'encre de Chine. Et j'ai voulu effacer donc quand on a commencé à me tatouer et j'ai reçu une gifle terrible là, vraiment un coup sur la tête. Terrible. Et c'est là qu'on a demandé à ces jeunes filles, on était nues encore devant elles en plus, vraiment dépouillées. Au début, elles étaient gentilles quand elles nous ont vues avec des vêtements : « Oh donne-moi ci, donne-moi ça ! » parce qu'elles voulaient nous prendre des vêtements avant que ce soit d'autres qui les prennent. Mais bon, on n'a pas, on n'a pas donné. Nous, on voulait rien donner effectivement et on leur a dit : « Mais où sont les autres? Ceux qui sont arrivés avant nous où sont-ils ? », puisque le camp était tout près. Alors on nous a dit : « Bah écoutez, regardez, vous le verrez mieux ce soir encore mais regardez par la fenêtre.» Et on vu des cheminées. On a vu des grandes cheminées avec des flammes. Il sortait de la fumée et Des flammes. 

 

Charlotte : C'est tout ce qu'on vous a dit sur leur sort ?

 

Sarah : Ah oui, oui, oui. Ils ont dit : « Ils sont là. » Alors les femmes, enfin, on n'a pas… on n'a pas voulu le croire. Au début, on voulait pas croire. Ma mère, elle disait : « Elles sont complètement folles ! Vous êtes folles de nous dire ça ! » «  Vous verrez, vous verrez ça ! » Effectivement, toutes les nuits, ces cheminées illuminaient le camp. Le camp était rose la nuit, vous pouviez … comme on pouvait se laver, que la nuit, on voyait ces flammes. Et j'ai toujours pas… je me suis toujours dit, c'est très curieux parce que sur le nombre de crématoires et, moi, j’en voyais quatre, mais il y en avait deux qui ne faisaient pas de si grandes flammes que les deux qu’on voyait devant juste à côté de la douche. On a donc su tout de suite qu'ils avaient été brûlés. Et on l'a cru quand même, on l’a cru, parce que, c'est très curieux alors, parce que même en France, on avait entendu des bruits. Pour nous, le terrible dans les camps, c'était qu'on dormait à, paraît-il, à douze dans un lit, enfin des choses comme ça. Et on avait parlé déjà des chambres à gaz aussi. Et quand on a été nues comme ça et tatouées, on nous a mis dans une pièce avec des, des, des, des pommes, des pommes de douche au plafond et des claies en bois - c'était comme des gradins en bois- et on était là et on s'est dit « Peut-être que c'est la chambre à gaz ? » Et c'est là que ma mère a eu la seule faiblesse que je lui ai vu. Elle a éclaté en sanglots, elle s'est mise à hurler : « J'ai emmené un enfant avec moi ! » Elle s’est accusée de m'avoir emmenée au camp. Elle aurait pu me sauver, elle aurait pu me laisser sur la Côte d'Azur, par exemple, même en 40, ou alors elle aurait pu me cacher. Mais là, elle s’est vraiment accusée, c'est la seule, c'est le seul signe de grande faiblesse, enfin, il y en a eu un autre après, mais ça c’était normal. Et on se regardait toutes et on se disait : « C’est peut-être ça la chambre à gaz ? » Non, c'était une étuve c’est-à-dire un bain de… un sauna, en somme. On nous a fait passer là pour nous désinfecter. On avait tellement peur de nous qu'on nous désinfectait. Et quand on est sorties de là, alors là, on nous a donné des vêtements et ça, c'était vraiment des… C'était d'un ridicule ! Ma mère, elle a eu une toute petite robe courte, elle avait l'air d'une petite fille de douze ans. Et puis moi, j'ai eu un pantalon de grand-mère, enfin une culotte de grand-mère, vous savez avec un feston, et par dessus une petite robe aussi. Et les chaussures qu'on m'a données, il y avait une chaussure à talon haut marron et une chaussure noire à talon plat. C’est comme ça que je marchais. Vraiment des clochards, on était comme des clochards. Alors, ils nous ont bien désinfectées mais ils nous ont donné ces vêtements-là qui, soi-disant, avaient été désinfectés. Enfin, peu importe. Bon et on nous a… mais on nous a pas tondues ce jour-là. On nous tondues le lendemain, seulement. Et c'était déjà le soir puisqu’on était arrivées en début d'après-midi, je crois et le soir, il faisait nuit, on nous a fait… on nous poussées, on nous a fait marcher, on nous a poussées dans une baraque. Il faisait tout noir, silencieux. On pensait qu'il y avait personne là-dedans. Et on nous a poussées sur des châlits, vous savez ? Nous, on est montées au deuxième, enfin pas celui du bas, mais celui du milieu. Il y en avait un troisième. Il y avait trois étages superposés. On nous a poussées sur celui du milieu. Et là, la mère, elle s'est aperçu qu'il y avait du monde parce qu’elle a entendu parler. Quelqu'un disait «  « Mais eh ! Prends pas toute la place », et tout. Et c'est vrai que c'était des planches où on dormait à douze comme des sardines.

 

Charlotte : En tête-bêche ?

 

Sarah : En tête-bêche, oui. Alors 12 sur, bon, quelque chose qui faisait peut-être 2 mètres de large. Oui, c’est ça. Alors la profondeur, c'était pas… Alors on a vu cela le lendemain. On était fatiguées comme tout et le lendemain, on est réveillées à  trois heures du matin, on savait l’heure après par les Lauferin c'est-à-dire, les estafettes qui allaient d'un bureau à l'autre ou d'un bloc à l'autre, pour donner des nouvelles, pour donner les instructions et tout. On savait l’heure comme ça. Et puis après, on s'est habituées au rythme de travail. On savait déjà l'heure à laquelle on partait, l’heure à laquelle on rentrait et la durée de l'appel. Et c'était, on criait : « Aufstehen !» (Levez-vous !) « Kaffeolen ! » [orth ?] (Allez chercher le café !). Alors, il fallait aller chercher effectivement le café. C'était des grands barils aussi hauts comme ça, ils devaient faire 50 litres et on portait ça à quatre.

 

Charlotte : Quand vous êtes arrivées, vous ne saviez pas où étaient les installations? 

 

Sarah : Ah mais pas du tout. Non. Alors ça, justement, le Kaffeolen [orth ?] c'était à coups de schlague. Mais ça, c'était déjà des déportées. C'était des gens du bloc c'est-à-dire que les Allemands avaient établi une hiérarchie formidable, c'était pas eux … eux ils venaient pour compter les moutons, enfin compter le bétail. Ils nous entouraient quand on était sur les lieux de travail, ils supervisaient. Mais toute l'organisation du camp, là vraiment toute l’intendance était faite uniquement par des déportés. Il y avait une Lagerführerin déportée, qui était une déportée politique allemande d'ailleurs, qui était anti-hitlérienne et qui dirigeait le camp. Mais enfin, elle, elle battait pas trop. Mais tous les autres, les kapos, les chefs de bloc –les Blockälteste, ça s’appelait- les chefs de bloc, ensuite il y avait les Stubowa, on dirait les filles d'étage comme les garçons d'étage enfin c'était… Bon, c'était tout à fait autre chose. Les Vorarbeiterin, c'était les kapos donc qui dirigeaient les commandos de travail. Vorarbeiterin, c'était les contremaîtres, enfin c'était une organisation formidable. Et plus vous étiez haut dans la hiérarchie et plus vous viviez bien parce que vous pouviez voler sur les rations, en plus ils prenaient sur les rations des autres. C’était ça surtout. Et donc là, on ne savait pas. Moi, mon premier souci, j'avais envie de faire pipi évidemment. Alors la dame qui était à côté de ma mère couchée sur ce… ça s'appelait des coyas, ces châlits, c'était coyas, c'est un mot polonais. Et on la quittait, pas ma mère la lâchait pas. Elle dit : « Il faut d'abord aller aux toilettes, c'est le principal. » Et alors, on est arrivées, il y avait un bloc justement de toilettes et là, quand ma mère a vu ça, il y avait une queue ! Mais c'est vrai, parce que tout le monde se précipitait avant d'aller au travail, pour aller faire ses besoins. Et alors moi, je pouvais plus, alors je me suis accroupie pour faire pipi. Et là, il y a une des kapos enfin qui m'est tombée dessus en me donnant des coups de bâton. Ma mère lui dit : « Mais pourquoi tu fais ça ? On ne savait pas qu'on n'avait pas le droit », enfin complètement affolée. Mais on était affolées, c'est vrai, on courait, il fallait toujours courir, courir, courir. Et on nous a mis ensuite en rangs, c'était le PlätzAppel, c'est-à-dire le comptage des bestiaux. Alors ceux qui avaient été chercher le café, pendant ce temps-là, on nous avait donné des gamelles. On nous versait, c’était un petit peu d'eau chaude, en vérité, on nous versait ça et on se mettait en rangs par cinq et il fallait boire ça debout évidemment. Et ça durait deux heures. Un appel ordinaire durait deux heures. Alors, cette première journée, cette première nuit, cette première journée, ça a été pour nous tellement tragique, c'est vrai. C’est ce que je me souviendrai toujours de ce camp de Birkenau, c'est la boue, les cris, la peur. c'est ça mon souvenir. Alors, voulez-vous que je vous décrive une journée? Alors nous, nous sommes restées en quarantaine en plus. Oui, c’est ça. Ils avaient peur des maladies. Très, très peur des maladies. Alors on nous a mis en quarantaine c'est-à-dire que de tout le mois de juin. Alors nous, nous sommes arrivées à Birkenau, le 2 juin 44 et le 6 juin, on a appris, justement par une des estafettes, que les Alliés avaient débarqué en Normandie. On l’a su tout de suite. On a dit : « Quand même, à quelques jours près, on aurait pu se sauver ! » Il y a eu des transports après. On n’était pas le dernier transport. Nous, c'était le transport 75 du 30 mai 44 mais il y a eu des transports jusqu'au 31 juillet. Bon alors… alors non, nous sommes restées donc en quarantaine et là on venait nous chercher pour des petits travaux quoi mais petits travaux qui n'étaient pas des si petits travaux parce que, par exemple, moi on est venu me chercher un jour pour transporter de la chaux vive. Et alors là, il fallait se mettre foulard là parce que c'est terrible, ça vous pique le nez, les yeux, vous pleurez tout le temps. Et j'ai compris après, que la chaux vive, c'était pour combler les fosses où il y avait déjà des cadavres, parce qu'ils n'arrivaient plus à brûler tous les gens qui arrivaient. Parce que le pire ça a vraiment été au moment de notre arrivée. Il y avait eu les Hongrois qu'on avait arrêtés à ce moment-là en 44 puisque, auparavant, le gouvernement était allié avec les Allemands et qu’on n'avait pas touché… il y a eu des négociations pour qu'on ne touche pas aux Juifs. Mais après, quand les Allemands ont repris le pouvoir là-bas, on a déporté tous les Juifs hongrois et il y en avait qui étaient entrés dans le camp quand même. On avait sélectionné les femmes, ceux qui pouvaient travailler quelque temps avant de mourir, avant de crever, on les faisait travailler jusqu'à la corde, mais il y en a beaucoup qui étaient brûlés. Et en plus on a liquidé tous les ghettos à ce moment-là, on a vu arriver des gens arrivés  du ghetto de Lodz, alors c'est pour ça qu'il y avait pas… les crématoires ne pouvaient pas fournir suffisamment et on était obligés de remplir les fosses de cadavres et de mettre de la chaux vive pour que les cadavres se dissolvent comme ça.

Charlotte : Sarah Montard et  nous sommes sur la cassette numéro six, vous nous racontiez votre journée.

 

Sarah: Oui, de chaux vive. Bon ça c'est une des expériences et une autre de ce travail parce qu’on venait nous piquer pour le travail pendant cette quarantaine. Une autre de mes expériences aussi c’est… on m'a piquée pour faire pour transporter des rails et justement sur la rampe d'arrivée des trains. Et j'ai vu arriver les trains, là j'ai vu arriver les trains des ghettos et on voyait sur les wagons, c'était marqué leur provenance.

 

Charlotte : L'origine ?

 

Sarah: Leur origine ? J'ai vu arriver le ghetto de Lodz, tous les wagons de Lodz, de gens qui étaient par les petites lucarnes, les fameuses impostes dans sur les wagons à  bestiaux qui étaient déjà comme des cadavres. Enfin, ils étaient déjà pâles. Ils avaient déjà vécu tout le ghetto et ils arrivaient et on les voyait rentrer dans un baraquement qui était la chambre à gaz. Et je dis justement quand je témoigne maintenant, je le dis haut aux jeunes devant qui je témoigne, je ne peux pas vous dire que j'ai vu la chambre à gaz puisque je n'étais pas dedans sinon je ne serais pas là pour témoigner. Seulement, j'ai vu des gens y entrer c'est-à-dire ne pas en ressortir et tout de suite les cheminées qui ronflaient encore plus fort, quelques dizaines de minutes après leur arrivée. Alors donc ça c'était différent. Sinon on passait nos journées en quarantaine assises à se raconter des recettes de cuisine parce qu'on avait tellement faim c'était quelque chose d'épouvantable. Alors ensuite, on nous a sélectionnées au mois de juillet donc  on est restées tout le mois de juin en quarantaine effectivement et vers la mi-juillet, enfin première semaine, à la fin de la première semaine de juillet, on nous a sélectionnées pour le travail. Alors là, on demandait les métiers et… mais c'était les chefs de bloc qui décidaient de ça aussi. On demandait les métiers, par exemple, des gens qui avaient été.. des femmes qui étaient médecins, on les mettait au revier, c'est-à-dire à l'infirmerie, infirmerie, hôpital comme fille de salle. Enfin, elles servaient comme ça. Et ma mère n'a pas voulu dire qu'elle était couturière parce que effectivement on l’aurait peut-être prise, certainement même, prise dans un atelier où le travail était quand même relativement facile. Alors pour ne pas être séparée de moi, c’est toujours pareil -comme j'étais, moi, lycéenne, je pouvais rien dire d'autre- elle est restée avec moi et on nous a mis au dernier travail, c’était les Auβenkommando, commandos extérieurs. Alors, c'était le commando le plus dur où on avait, effectivement, à construire des routes, à transporter des rails, à faire des voies ferrées, à faire tous les travaux des champs, à remplacer les chevaux, d'ailleurs faire la charrue… ça, c'était en septembre, le labour, sinon c'était la pioche. C'est vraiment les travaux les plus durs. Mais, je pense que d'un autre côté, ça nous a permis de survivre plus que les autres que celles qu'on voyait rentrer du travail quand elles travaillaient en usine, ou en atelier qui ne voyaient pas la lumière du jour, tandis que nous, on était en plus on était… Birkenau, c'était Auschwitz quoi c'est la même chose, c'était à trois kilomètres l'un de l'autre, Birkenau étant une émanation d’Auschwitz. Ensuite, le premier camp principal, c'était près de Cracovie, enfin, c'est au-dessous de Cracovie, mais au loin, on voyait les Carpates, C'était déjà…   l'air était quand même assez pur. Et nous, le fait de travailler à l'extérieur et nous avions un supplément de nourriture deux fois par semaine comme travailleurs de force, peut-être que ça nous a permis de plus tenir le coup. Il y a aussi le fait, alors ça il faut que je le dise, je ne sais pas si on mettait… on nous avait dit qu'on mettait du bromure dans les aliments, mais je crois que c'est pas vrai, on a perdu nos règles au bout de deux mois. “inaudible”, mais après ça s'est arrêté. Alors est-ce que c'est le manque de nourriture ? Enfin le fait qu'on soit dans des conditions quand même très dures de vie, la nature est très bien faite pour ça. C'est arrivé heureusement parce que les deux premiers mois où j'ai eu, on n’avait rien. Il fallait déchirer des morceaux de sa robe pour pouvoir se garnir. Je raconte ça, mais ça fait partie aussi de cette vie là-bas. Alors pareil, pour les histoires de waters, je disais, on a quand même fini par trouver un baraquement de waters la nuit, surtout. On se levait la nuit pour aller se laver et pour aller faire ses besoins. Et ces baraquements, c'était la même baraque que nous, une grande baraque, et c'était deux rangées de… en bois avec des trous vous savez, des bancs si vous voulez, tout le long de deux bandes d'ailleurs avec des trous et au milieu tout tombait, voilà. C’est là qu’on voyait… si on se retournait, on voyait ce que faisaient les autres, enfin avant de s'asseoir, de s’installer, on voyait tout ce qui se passait dans les compartiments adjacent. L’odeur, je ne dis pas “inaudible”, il y avait une préposée, c'est un très bon travail. Il y avait une préposée à ça aussi qui nettoyait par terre quand même. Et puis bon, les tinettes, c'était… ça faisait aussi partie des commandos où on vous piquait pour la corvée de tinette parce qu’on traînait le chariot et …

 

Charlotte : En plus de votre travail à l'extérieur vous aviez aussi ...

 

Sarah: Non, ça c'était pendant la quarantaine. Non, Le travail à l’extérieur… oui, on pouvait nous prendre aussi, ça dépendait de l'humeur du moment. On pouvait venir nous dire : « Oui, vous faites ci et ça ! » Donc commandos extérieurs, alors si… alors je peux vous raconter une journée de travail. Alors réveil à trois heures du matin, c'est l’appel c’est-à-dire le comptage jusqu'à cinq heures du matin avec petit-déjeuner donc l'eau chaude. Partir sur le lieu de travail, franchir le portail en musique parce que ça, ils y tenaient beaucoup. Il y avait un orchestre, il fallait marcher au pas.

 

Charlotte : Un orchestre fait de détenus ?

 

Sarah : Oui de détenus, des déportés étaient là. Ils jouaient à l'entrée du camp et nous partions au travail à des kilomètres. Trois, quatre, cinq, six ça dépendait de l'endroit où on nous envoyait marcher. Donc on arrivait sur le lieu de travail selon la distance entre six-sept heures et puis après on travaillait  jusqu'à midi. Là, on vous servait un litre, non un demi-litre de soupe… enfin, on pouvait avoir un supplément. On vous servait la soupe sur le lieu du travail. Une demi-heure après, enfin à midi et demi, oui midi et demi, on reprenait le travail jusqu'à cinq heures. Retour au camp. A six heures, c'est l'appel jusqu'à huit heures et des fois neuf heures du soir aussi parce qu’il y avait quelquefois des punitions. Alors, on nous servait à ce moment-là le dîner qui consistait en une tranche de pain noir, ce fameux pain allemand. D'ailleurs il y en a encore maintenant, on en trouve dans les supermarchés de ce pain noir. Une tranche de pain avec soit une tranche de saucisson ou soit un petit morceau de margarine soit une cuillère de confiture qu’on vous mettait dans la main soit une poignée de betteraves qu'on vous mettait dans la main aussi des betteraves chaudes, cuites qu’on vous mettait dans la main. Et ces betteraves nous servait… parce qu’au début, quand je suis arrivée, il y avait encore des sélections sur place, c'est-à-dire qu'ils pouvaient venir un jour compter cinquante personnes, ça s'arrêtait devant vous et ses et ils étaient emmenés à la chambre à gaz. Le lendemain, si vous vous mettiez de l'autre côté, ils commençaient par l’autre côté. Ou alors c’était celles qui avaient des dents qui leur manquait ou celles qui étaient… qui avaient des boutons sur la figure alors on voulait toujours avoir bonne mine. Alors avec les betteraves, on se frottait les joues avec les betteraves pour se faire les joues rouges, pour avoir un peu de mine. Mais enfin bon, les sélections se sont arrêtées presque… pas longtemps après notre arrivée. Et donc cette poignée de betterave, c'est très curieux parce que, même maintenant, je coupe toujours les betteraves en tranches et non pas en carrés parce que c'était bon et c'était en tranches là-bas. Donc voilà, voilà  une journée de travail. Alors c'est l'appel où vous pouviez rester trois heures parce que, si… quand on travaillait dans les champs par exemple et qu’on ramassait des betteraves, les betteraves à vaches, pas des betteraves rouges, et qu'on en prenait, on cachait ça sous ses bras, et si on vous trouvait, parce qu'on vous fouillait aussi, si on vous trouvait avec ça, tout le commando était puni c'est-à -dire qu'on devait être à genoux dans la boue et rester, comme ça, une heure ou deux heures dans la boue, et la personne sur qui on avait trouvé ces légumes, elle, elle restait à genoux, non seulement comme ça mais deux briques dans les mains. Comme ça pendant une heure ou deux heures. On pouvait aussi vous appeler le dimanche – on ne travaillait pas le dimanche - alors on pouvait vous appeler le dimanche, vous prendre pour des commandos, vous piquer aussi pour la corvée de tinettes, entre autres choses, et surtout pour vous épouiller parce que « Laüse sin der Tod » c’est-à-dire « un pou, c’est la mort ! » Alors, il fallait pas avoir de poux. Et c’est vrai qu’à Auschwitz – je n’en ai pas vu à Birkenau – j’ai pas vu tellement de poux. Donc il y avait les séances d’épouillage aussi. Alors vous êtes déshabillées et on vous faisait regarder tous les vêtements couture par couture, donc une heure comme ça aussi à épouiller, enfin à voir s'il y avait des poux

 

Charlotte : Pendant tout ce temps-là,  vous avez réussi à rester avec votre maman sans être séparées ?

 

Sarah : Oui, pendant ce temps-là, on n'a pas été séparées et justement elle ne voulait pas que j'aille à l'hôpital. Et justement, un jour, j'étais très malade, j'avais une fièvre de cheval mais il faut croire que j'avais une très bonne constitution. Elle m'a prise… parce que le portail qu'on franchissait, en musique et au pas, il fallait être cinq de rang et alors  ma mère m'a encadrée avec une autre. Elles me tenaient par l'épaule. Je pouvais à peine marcher. Et on a franchi quand même le portail au pas. Et au travail, elle s'est arrangée pour que j’aie moins à travailler. Ma mère, elle savait trouver les trucs pour manier les outils, que ça ait l'air d'être vraiment du travail et qu'on en fasse le moins possible, ça elle savait le faire. Et, je suis rentrée de même. Et puis le lendemain, j'avais plus rien parce qu'elle ne voulait pas j’aille au revier. Parce qu’en automne, il a commencé à pleuvoir et on avait des vêtements… on dormait avec les vêtements mouillés. De toute façon, on pouvait pas enlever les vêtements, on nous les volait. Et c'était pareil pour le pain. Il fallait le manger le soir même, parce que sinon, ma mère, elle me dit « On le met sous la tête », mais on vous le volait même sous la tête. Au début, ma mère me donnait sa… un peu de sa ration. Mais après, elle a dit « Non, il faut pas que je fasse ça, parce que si je veux survivre pour que tu survives, il faut je mange. La ration, c'est suffisant pour vivre, c'est tout. » Alors… elle avait une tête formidable pour ça. Non, c'est vrai, elle avait vraiment une présence d'esprit extraordinaire. Bon, il est arrivé… alors dans les événements importants, un jour on était au travail… Ah oui, je voulais raconter, au mois de septembre, il y a Yom Kippour, alors c'est le jour du Grand Pardon et nous, on n’était pas religieuses mais on l'a su par des femmes qui comptaient dans leur tête les jours et puis les estafettes et on a su que c'était ce jour-là.  Et ce jour-là, on était donc au travail et, à midi, ils nous ont fait arrêter comme d'habitude et ils nous ont dit : « Aujourd'hui, c'est jour de fête pour vous ! Alors on a une surprise ! » Alors on nous a pas donné la soupe. Ils nous ont fait faire du sport c'est-à-dire qu'ils nous ont fait faire ce que font les soldats : accroupir, ramper et tout ça. Et c'est ce jour-là que j'ai vraiment ressenti une humiliation extraordinaire. Je pleurais des larmes d'humiliation parce que, nous avoir fait ça, c'était un jour de fête. J'étais pas religieuse, mais pour celles qui étaient croyantes et religieuses, c'était quelque chose d'épouvantable. Et on est parties… alors… et une autre fois, dans ce même commando d'ailleurs, qui n’était pas très loin, il devait être à trois kilomètres seulement de Birkenau, et ça c’était vers la mi-octobre, environ dix octobre, dix ou douze octobre, on a entendu des coups de feu. Et quand on est revenues, enfin sorties du champ où on était, on passait par un petit bois, il y avait les cadavres alignés le long de la route, dont deux cadavres de soldats allemands. Et c'était les gens du commando… du Sonderkommando parce que le Sonderkommando c’était le commando chargé de prendre les cadavres dans la chambre à gaz et de les transporter dans les crématoires. Et ces commandos-là, les gens de ces commandos-là, en général, ils étaient eux-mêmes gazés, tous les deux mois. Et oui, puisqu’on ne voulait pas de témoins, de survivants quoi. Il y en a quand même qui ont survécu. Il y en a un qui a écrit un livre. Philippe Muller a écrit un livre Trois ans dans une chambre à gaz à Auschwitz. Et il y avait eu cette révolte du Sonderkommando. Donc, il y avait dû quand même avoir des complicités extérieures. Ils avaient réussi à se procurer des armes. Ils avaient fait sauter un des fours crématoires, enfin une partie d’un des fours crématoires. Et donc les cadavres qu'on voyait, ils s'étaient révoltés, seulement ils n’avaient pas été suivis. Donc les cadavres qu’on voyait étaient ces hommes-là. Puis vers la mi-novembre… ah oui, je vous ai dit, on gardait tous ses vêtements mouillés sur nous, c'était épouvantable. Et ce qu'on a réussi à faire, il commençait à faire froid aussi, il y avait derrière notre bloc un bloc d’échanges, le bloc 11. Pas dans le bloc même, mais derrière le bloc, il y avait des échanges c'est-à-dire qu'on donnait des rations de pain contre des vêtements, par exemple, ou contre des cigarettes pour celles qui voulaient fumer aussi. Et c'était… il y avait un terme d'ailleurs organiser là-bas. Organiser, ça voulait dire aussi bien échanger que voler quelque chose, faucher. L'organisation, c'était très important et c'était important de savoir organiser. Ma mère, elle savait organiser. Moi, pas du tout. J’étais vraiment une petite fille, je savais rien faire. Donc on avait organisé, on s'était privées de pain et on avait organisé quand même une paire de bas chacune, un gilet et un manteau. Si, le manteau on nous l'avait donné, mais pas le gilet. Et bon, on avait donc tous ces vêtements-là et un jour, c'était fin octobre… oui, fin octobre ou début novembre, je me souviens plus exactement du jour, sur le champ, nous, on avait un chef parce qu’il y avait le chef de commando, enfin le capot, la capot avec ses contremaîtres, mais il y avait le chef du commando allemand, un SS qui était là. Et puis, il y avait les Posten, ce qu'on appelait les Posten. C'était les gardiens qui étaient là en général avec leurs chiens, pour pas qu'on se sauve. Et notre chef de groupe à nous, on l'appelait le Mönch, le moine. Il était tellement sévère, austère, mauvais, très méchant. Au milieu de l'après-midi, il nous appelle, il nous fait toutes mettre en rangs. Et ils tirent toutes les filles jeunes, les filles et les femmes jeunes. D'un côté, ma mère a voulu s'avancer et comme… elle était pas vieille, ma mère, mais comme elle avait… on nous changeait de chaussures, on avait des chaussures en toile, en rafia et semelles de bois, en toile cirée, des galoches en somme. Et comme ses chaussures étaient usées, elle avait demandé -on nous changeait les chaussures- elle avait demandé une autre paire de chaussures. Et la bonne femme qui était préposées aux chaussures, là dans la pluie, lui a lancé à la tête les chaussures, donc elle a eu le front ouvert, alors elle s'était mis un chiffon comme bandeau. Elle avait son foulard, elle avait les yeux pochés évidemment, et donc il l’a repoussée. Et moi, je devais rester donc avec… on était une douzaine là, de jeunes femmes et de jeunes filles. J'étais parmi les plus jeunes. On était déjà, avec mon amie Claire, on était déjà séparées de commando. Elle avait été envoyée en transport ailleurs et je l'ai retrouvée à  Bergen-Belsen après. Et donc, on nous a séparées, ma mère et moi, et nous, on nous a emmenées à la douche. Et ça, c'était une des choses, même plus de cinquante ans après, oui ça fait cinquante deux ans après, cela a été terrible, parce que j'étais… j'étais donc alors à la douche là et puis ma mère était de l'autre côté de la vitre, elle était venue voir et puis elle pleurait, elle m'appelait, je l'entendais pas mais elle disait Surelé [orth ?] c’était mon diminutif. Et moi je disais « Maman ! », et ça c'était quelque chose de vraiment tragique. Et ça, je le raconte pas quand je témoigne en général, parce que j'ai peur de faire… ça fait trop pathos mais c'était une chose réelle, parce que même maintenant, cinquante deux ans après, ça me touche encore cette séparation-là, ça a été vraiment la déchirure de ma vie. Enfin, une des grandes déchirures de ma vie. Il y avait alors… parce qu'on ne savait pas, on ne savait pas… on savait qu’à Auschwitz, dans le camp des hommes, il y avait un bloc d'expériences et il y avait un bordel aussi pour les kapos, les détenus, pas les Allemands, évidemment, ils n’avaient pas le droit de coucher avec des Juifs. Ça aurait été trop déshonorant. On ne savait pas si on nous emmenait là ou là. On ne savait pas du tout. Et je savais pas si ma mère n'était pas destinée à la chambre à gaz. Et finalement, il y avait un groupe de Russes qui était là également. Elles m'ont dit… elles ont vu que ma mère pleurait, que je pleurais et elles m’ont dit : « Ecoute, tu restes avec nous. Nous, nous allons dans un commando de travail, mais ça fait rien, tu restes avec nous » et c'est là que j'ai eu le surnom aussi de Sonia. Enfin, elles m’ont appelée Sonia parce qu’elles ont dit : « Tu nous ressembles. » C'est vrai que j’ai plus le type russe qu’un autre type, que le type méridional. Et donc, je suis restée avec ce commando de Russes et on nous a emmenées. Mais les autres n’étaient pas destinées au bloc d’expériences non plus. On nous a emmenées dans le camp des hommes où il y avait deux blocs de femmes, entouré de barbelés. C'était… et on était dans des commandos spéciaux. Alors une de mes amies, que j'ai retrouvée après aussi, on était à Bergen-Belsen ensemble, était envoyée, par exemple chez Ig Farben à Buna-Monowitz. Moi, avec les Russes, on construisait des canaux de drainage, Et ça, c'est un travail très, très dur parce qu'il fallait que la… il y avait la neige là-bas, il faisait -27C jusqu'à des -27C, c'était terrible là-bas, et il fallait casser la glace sur vingt centimètres d'épaisseur, ensuite piocher la terre et quand vous aviez pioché un petit peu, vous aviez déjà les pieds dans l'eau et on travaillait comme ça toute la journée, les canaux de drainage. Et quand je suis arrivée justement à Auschwitz, on nous fait passer à la douche. On nous a pris tous nos vêtements et, heureusement, là j'ai rencontré un jeune homme qui était à Mers-les-Bains, au Tréport, on s'était retrouvés dans cette colonie, cette fameuse colonie. Un jeune homme qui avait dix-huit ans et qui était là avec son frère. J'ai dit : « C'est toi, Nathan ? » Alors « Oui ». « Je te connais, on était ensemble au début de la guerre ». Et il dit : « Oui, j’ai été déporté en 42 avec mon père et mon frère et ils sont morts tous les deux. Et moi, je suis là. » Il avait un bon travail puisqu'il était de 42. Il avait dix-huit ans, donc ça vous vous rendez compte ? Ca faisait… ça faisait deux ans, il avait seize ans quand il a été déportée, ben oui, c’est ça. Il avait un bon travail. Alors lui, il m'a donné des vêtements, donc j'ai eu à nouveau des vêtements chauds. Et puis j'ai travaillé cet hiver-là… alors l’aberration, c’était que nous d’Auschwitz on nous emmenait à Birkenau sur notre lieu de travail et j’ai rencontré ma mère deux fois parce que, elle, on l’emmenait de Birkenau vers Auschwitz sur son lieu de travail. 

 

Charlotte : Vous avez pu lui parler ?

 

Sarah: Alors, la première fois, on s'est retrouvées… c'était vraiment tout à fait par hasard. On croise, on se croise les commandos, alors on se précipite l’une vers l'autre. Et le chef, le Mönch, c'était toujours le même qui était… il m'avait suivie, moi, à Auschwitz et qui dirigeait notre commando à nous. Et il y a des femmes… il dit : « Was ist los ? » (qu’est-ce qui se passe ?)  Et les femmes lui disent « Mais, c'est la mère et la fille » puisque c'était… on se connaissait. Alors, il nous a laissées une minute, pas plus. On s'est embrassées et puis on s'est séparées à nouveau. Et j'ai dû la revoir trois semaines après. Et la deuxième fois que je l'ai revue, toujours en la croisant, là, elle m'a donné… ça faisait trois semaines qu'elle trimballait, tous les jours, des pommes de terre râpées, cuites et écrasées dans un chiffon qu’elle s'était mis autour de la poitrine. Vous vous rendez compte ? Pour moi ! Tous les jours, elle refaisait ça dans l’espoir de me voir. Au fond, c'est qu’au bout de trois semaines. Donc j'ai eu à manger parce que, pour moi, c'est ça qui était terrible, je ne savais pas me débrouiller pour organiser ni de la nourriture ni quoi que ce soit. Par contre, ça a été très bien pour moi, avec ces Russes-là parce que, à côté de notre bloc, au-delà des barbelés –tiens j’ai revu ce fameux Serge, ce jeune homme justement et il m’a jeté un morceau de pain, mais qui n'est pas revenu, lui, il n'est pas rentré de déportation. Alors il y avait un bloc où il y avait des déportés politiques français qui travaillaient aux abattoirs. Et ils aimaient beaucoup les Russes. Alors ils venaient… alors parce que c'était les hommes qui venaient nous apporter le déjeuner. Alors ils venaient et puis ça batifolait avec les Russes et tout, je sais pas. Ça allait loin, je pense aussi. Mais alors, ils leur donnaient comme ils travaillaient aux abattoirs, ils leur donnaient de la viande, des betteraves et des cigarettes. De temps en temps, elles me donnaient aussi. C'est là que j'ai fumé pour la première fois, mais ça ne m’a rien dit. J’ai dû fumer 2 cigarettes dans ma vie dans ce camp-là. Heureusement, je ne me suis pas habituée. Il y avait des gens qui donnaient vraiment leur ration de nourriture pour avoir des cigarettes, ceux qui étaient vraiment mordus. Et ces Russes-là, je leur ai servi de secrétaire c'est-à–dire que c'est moi qui écrivait… elles me dictaient en russe parce qu'on est un petit peu en allemand, ce qu'elles voulaient écrire en français, “inaudible” et moi, j'écrivais en français et je traduisais  les mots que les Français leur envoyaient aussi. Et un jour, il y a un qui a dit… enfin ils ont dit : « On voudrait voir la secrétaire ! » Alors, on est allées au fil de fer là et on voyait leurs fenêtres, il y en a un qui a dit : « Moi, je suis tout seul. Eh ben demain, je viendrai apporter le café. » J’ai dit : «  Non, non, non, non ! » parce que je savais qu'il aurait voulu, déjà, bon

 

Charlotte : Plus qu'apporter le café ?

 

Sarah : C'est sûr. On a passé donc comme ça deux mois et demi. Et le 18 janvier, vous permettez ? je…

 

[Sarah boit un verre d’eau]

 

Le 18 janvier 45… Ah ! j'ai osé aussi, dans cette période-là, de m'adresser au chef du camp qui était Hössler pour lui dire que j’aurais voulu revoir ma mère, la rejoindre, qu'elle vienne à Auschwitz. Et il m’a dit : « Elle va bientôt venir. » Il avait pas tort parce que le 18 janvier 45, on nous a donné des couvertures. Je suis désolée, j’ai un chat dans la gorge. Alors on entendait les bombardements aussi, les Russes approchaient. Et nous, on était très contents. 

 

Charlotte : Est-ce que vous entendiez parler aussi de ce qui se passait ? de la situations à l'extérieur ? Vous nous avez parlé tout à l’heure de ces estafettes, est-ce qu’il y avait encore des gens qui… “ inaudible”

 

Sarah : Là où j’étais, il n’y avait plus d’estafettes. Seulement, on entendait parler les hommes aussi. Les Français entendaient beaucoup de choses. Alors de toute façon, on entendait des bombardements, on entendait des coups de canon et c'était les russes qui approchaient. Et chaque fois qu'on sortait et qu’on voyait un trou de bombe, on se réjouissait parce qu'on disait « Ca y est, ils approchent ! Ca va être bientôt la libération ! » Le 18 janvier 45, ils nous ont mis sur les routes, ils nous ont fait sortir, on nous a donné deux couvertures, une boîte de singe c'est-à -dire du corned-beef, une grande boîte, et un pain ou deux pains, je ne me souviens plus, non un pain. C'était suffisant, pour eux, c'était suffisant. Et ils nous ont évacués vers l'intérieur de l'Allemagne. évidemment ils nous ont fait partir. 

 

Charlotte : A  ce moment-là, vous avez été rejointe par votre maman ?

 

Sarah : Pas ce jour-là . On a marché, c'était une journée magnifique ! Le soleil brillait et tous les arbres étincelaient, ils étaient pleins de givre, de glace et il y avait la neige blanche. Pour moi, c'était une journée de liberté parce qu'on partait sur la route. On marchait donc et le soir on a couché dans une grange, on nous a entassés dans une grange. Mais tout le monde n'a pas pu rentrer. Le lendemain, on a trouvé des cadavres dans la neige, évidemment des gens qui étaient morts de froid. Et ce soir-là, quand je suis rentrée dans cette grange, j'ai marché… c'était dans le noir, j’ai marché sur quelqu'un et j'ai entendu « Merde ! » Et je me suis dit « Ca, c’est une Française ! » parce que moi, j'étais qu'avec des Russes et des Hongroises, d'ailleurs, je n’avais pas entendu parler français… si par quelques amis que je rejoignais dans l’autre bloc, mais c'est tout. Alors elle dit : « Qui tu es ? » Je lui dis mon nom et elle me donne son nom et elle me dit : « Mais ta mère est là aussi mais elle est en queue du convoi. » Des hommes étaient partis en tête et nous, juste derrière les hommes. Et Birkenau avait suivi en queue mais c’était un très, très long convoi, on s’étendait peut–être sur 2 kms ce convoi-là. Et le lendemain, comme j'étais en tête du convoi, moi j'ai rebroussé chemin. J'allais vers la queue et ma mère a couru parce que la fille lui avait dit, elle avait réussi à la retrouver, elle lui avait dit que j'étais là. Et ma mère courait … devancer le convoi et on s’est rencontrées au milieu. Alors là, on s'est embrassées évidemment. On a dit « On ne se quitte plus ! C’est fini, on ne se quitte plus ! » Effectivement, ça a été comme ça. Alors là, on a vu vraiment des scènes terribles de gens qui étaient tués parce que, ils disaient qu'il fallait avancer, ceux… les retardataires, on leur donnait des coups de… on les achevait d’un coup de revolver dans la nuque. Et puis, il y a une fille aussi Simone. Alors comment elle s’appelait ? Simone Lagrange, je crois qu'elle s'appelle maintenant, je sais plus son nom. Elle témoigne d'ailleurs. Elle habite à Lyon, elle. Et c'est là qu’elle témoigne… elle fait beaucoup et elle, elle a retrouvé son père parce que le convoi des hommes était devant, et là, un Allemand qui était là lui dit : « C'est ton père ? » Alors elle a dit oui. Alors, il l’a fait mettre à genoux et lui a tiré une balle dans la tempe. Elle vu mourir son père sous ses yeux comme ça. Et puis, on a marché comme ça trois jours. La deuxième nuit, on était… on est arrivés dans un petit village. Ca ressemblait à une carte postale, dans la neige, avec le clocher, tout. C'était aussi une liberté. On nous a mis chez les paysans polonais puisque c'était toujours la Pologne là-bas et qu'ils nous ont donné une soupe. Ah ! Et puis de la paille pour coucher. Enfin, c'était chaud, on a couché dans l'étable, là-bas avec les vaches, mais ça fait rien, il faisait chaud, c'était bon. Mais on avait les soldats avec nous qui nous ramenaient toujours dans le convoi et on a marché comme ça trois jours et je sais qu'on a fait 100 kilomètres. Vous vous rendez compte des gens épuisés ? On avait bon, on avait le pain qu’on avait déjà  mangé, la viande, on l'avait mangée aussi. Ils nous ont épuisé. Ils nous ont fait marcher 100 kilomètres. Je sais, j’ai su après que c’est à Gleiwitz qu’on est arrivés et où on nous a mis dans les wagons de marchandises. Même pas de bestiaux, c’est-à-dire des wagons à charbon découverts. Et là, on est… on a voyagé encore à travers toute l'Allemagne pendant cinq jours et on est arrivés le deuxième jour, on est arrivé au camp de Buchenwald où des détenus, des déportés, nous ont servi une soupe chaude. Ca, ça a été quelque chose de merveilleux pour nous ce soir-là.

Sarah :  Alors dans ces wagons donc de marchandises, nous avons eu quand même une soupe chaude à Buchenwald mais, tous les autres jours, la neige nous tombait dessus et on prenait la neige pour boire parce qu’on n’avait pas à boire, et il y avait des gens… il y en avait qui avaient gardé encore du pain qui ne pouvaient pas manger ce pain sec, et les gens nous vendaient des gamelles de neige contre du pain, les gens sur la route enfin le long de la voie de chemin de fer. En plus, il y avait des problèmes… on avait gardé nos boîtes de singe parce qu’il fallait faire nos besoins aussi. Alors il fallait boucher d'un côté pour que ça sorte de l'autre enfin vraiment… on jetait par-dessus bord. Je vous dis pas, il y a des gens qui sont devenus, qui sont arrivés fous au camp parce qu'on est arrivés, nous, à  Bergen-Belsen dans le Hanovre. Et, quand on nous a descendus à la porte du camp, ma mère a trouvé un petit morceau de pain et elle a dit tout de suite: « Tu sais ici, on va mourir de faim », parce qu’elle avait trouvé un morceau de pain, c'était sa superstition à elle. Et effectivement, dans ce camp-là, on n'a pas travaillé, on a démoli. C'était là où on mettait… les baraques étaient réservées… c'était au milieu de pins, des sapins et des pins, et c'était réservé… c’était un lieu de repos pour les soldats allemands. Et c'était très joli, il y avait des châlits avec des lits individuels comme ça, avec cloisons, petites pièces, et ils ont tout de suite démoli les lits et les cloisons, et ça fait une grande salle et on couchait par terre. Alors là, on commençait… alors on ne travaillait pas, il y avait plus de chambres à gaz. Les chambres à gaz avaient été démolies. C'est là que j’ai retrouvé mon amie Claire qui était vraiment très, très, très pâle. Et elle est partie ensuite, on l'a transportée dans un autre camp, à Dora, et j'ai su qu'elle était morte neuf jours après la Libération, elle était… elle avait attrapé la tuberculose alors qu’elle disait qu'après la guerre, elle travaillerait – elle était lingère- et que moi, je continuerais mes études et qu’on vivrait ensemble et tout. Bon, alors dans ce camp, donc tout de suite, il y a eu, très vite, il y a eu des poux alors là vraiment, c'était d'ailleurs notre passe-temps, on s'épouillait toute la journée, on faisait tomber des poux de notre tête. On se grattait et même maintenant ça me démange quand j'y pense. Et, il y a eu le typhus aussi très rapidement et une épidémie de typhus qui a décimé 17.000 personnes en trois semaines. J'ai attrapé le typhus juste le jour de mon anniversaire, le jour de mes dix-sept ans. Le 16 mars 1945, j'ai attrapé le typhus et je disais : « Je reverrai pas Paris » et ma mère me disait: « Si, si, tu reverras Paris. »  Et au moment… pendant quinze jours, j'ai eu de la fièvre et au moment où je n'avais plus de fièvre et où je voulais manger, il y avait plus rien à manger. C’est-à-dire qu’on nous distribuait un rutabaga pour vingt personnes, vous voyez une petite tranche de rutabaga par personne, alors on essayait de sortir, on grattait par terre et ma mère avait trouvé un très, très bon stratagème. Il y avait des blocs, il y avait deux blocs-hôpital, enfin revier, infirmerie-hôpital, où on n'avait pas de médicaments. Ils en mouraient autant du typhus dans ces blocs-là que dans nos blocs mais ils avaient de la soupe. Et elle allait à la cuisine porter les baquets de soupe pour ces blocs, pour un de ces blocs. Et elle recevait en échange un demi-litre de soupe, mais qu'il fallait manger sur place. Alors j'étais faible, j'avais pas mangé ni rien, je sortais de maladie et elle m'a forcée. Mais elle l’a très, très bien fait. Elle m'a forcée à porter… à aller à la cuisine avec elle et à porter. Donc, comme je vous le disais, on était deux de chaque côté pour porter ces baquets. Elle m'a mise devant et elle tenait d'une main le baquet et de l'autre main, elle me tenait dans le dos, elle me poussait dans le dos pour que je puisse avancer. Et arrivées sur les lieux, c'était épouvantable parce que nous, il y avait beaucoup de cadavres qu'il fallait sortir effectivement, mais là, il y en avait encore plus devant le bloc, des cadavres mais vraiment souillés, pas beaux, vous savez, c'était pas la mort sereine. C'était vraiment la mort atroce.  Et il fallait manger la soupe sur place, là. Et le premier jour, j'ai mangé la soupe mais je l’ai vomie. Mais le lendemain, j'ai très bien mangé la soupe. Et je crois que c'est grâce à ça que j'ai survécu. Et alors on avait une amie à cette époque-là… dans le camp, j'ai vu quelqu'un que tout le monde connaît aussi, c'était Anne Frank, parce que j'avais une amie qui était dans un autre bloc que nous – qu’on a retrouvée d'ailleurs après la guerre, on ne s’est pas quittées jusqu'à sa mort- et, elle me dit un jour : « Tu sais, il y a une jeune fille… dans mon bloc, il y a une jeune fille qui a le même âge que toi », puisque j’étais comme même une des plus jeunes, et elle dit: « Elle a peut-être même un an de moins que toi et elle s'appelle Anne Frank. » Et elle m’a emmenée, on était dans son bloc, elle me l’a montrée, c'est-à-dire que je l'ai reconnue ensuite, quand on a vu son livre et sa photo sur son livre. J'ai fait, il faut que je raconte aussi, dans ce camp, j'ai fait un rêve très étrange : j’ai rêvé une nuit que je nageais sous l'eau, enfin, entre deux eaux dans un lac, je suppose, parce qu'il y avait des herbes qui me frôlaient. Et chaque fois que je voulais remonter à la surface, ma tête se cognait dans la couche de glace. Il y avait une couche de glace et ma tête se cognait dans la couche de glace. Et au moment où j'allais vraiment… où je perdais complètement ma respiration, j'ai voulu remonter et j'ai trouvé un trou et j’ai sorti la tête et j’ai respiré. Et le lendemain, on a été libérés. Le 15 avril 1944, 45 pardon, on a été libérés. Alors c'était la même chose, là aussi, on avait entendu auparavant, peut-être dix jours ou quinze jours auparavant, on entendait des coups de canon, on entendait des bombes enfin et tout, et on savait donc, on pensait que les Alliés avançaient. Mais un beau jour, on n'a plus rien entendu et les Allemands avaient mis le drapeau blanc sur l'administration du camp, mais on n'entendait plus rien et dans nos esprits malades, on s'est dit: « Ca y est, ils nous ont oubliés, ils ont dû contourner le camp sans savoir qu'il y a des gens qui sont là  et on va pas être libérés, tout le monde va être libéré et pas nous. » Bien, mais finalement, on a quand même été libérés. On a entendu un haut-parleur dire dans toutes les langues et donc en français aussi: « Ici, la première armée anglaise. Vous êtes libérés. » Et ça a été une joie formidable. On s’est traînés, ceux qui ne pouvaient pas marcher se sont quand même traînés dehors. Et on a vu effectivement arriver des colonnes de Jeeps et de camions de l'armée anglaise. 

 

Charlotte : Racontez-nous un peu ces journées…

 

Sarah: Alors ces journées… c'est surtout la nuit. La première nuit, alors ils ont ouvert les barbelés, entre le camp des femmes et des hommes. Est-ce que je vous ai dit qu’à Auschwitz, enfin tout le monde le sait, et là aussi c’était pareil, on était entourés par des fils barbelés électrifiés. Mais alors, mais là, entre le camp des hommes et des femmes, c'était pas électrifié, c'était uniquement des barbelés et ils ont donc ouvert. Et tout le monde s'embrassait, s'est retrouvé. Et alors ça a été… La première nuit a été extraordinaire parce que, dans tout le camp, il y avait des feux c'est-à -dire que tout le monde faisait cuire. On avait été piller les magasins aussi, ceux qui pouvaient marcher ont été piller les magasins ne tenant pas compte de ce qu’on nous avait dit. On nous avait dit que la nourriture était empoisonnée. C'est possible qu'ils aient voulu nous tuer tous pour qu’il n’y avait pas de témoins mais là, on a pris les pommes de terre et tout le monde faisait cuire de la soupe de pommes de terre avec des oignons roussis d'abord avec un peu de farine et puis la soupe de pommes de terre et je me baladais d'un feu à l'autre. Moi, j'avais rien fait cuire mais j'étais la parasite, je me baladais d’un feu à l'autre. Mais c'était quand même la nuit de la liberté et de l'amitié surtout, ça a été une nuit extraordinaire, cette première nuit. Et puis, le lendemain, je vais près d’un camion de pain alors je dis à un soldat, c’est un Anglais qui distribuait le pain, je lui dis en anglais, je rassemble mes souvenirs du lycée, je lui dis que je voudrais un peu de pain, alors il me dit « דבר את שפת אמך” Ça veut dire « Parle ta langue maternelle. » C'est un Juif justement qui distribuait le pain. Et puis, on nous a épouillés. Alors les soldats anglais, c’était très curieux parce qu’on avait l'habitude de se promener nus devant les soldats allemands et on n'avait pas honte du tout. Ca ne nous faisait ni chaud ni froid. Mais ils étaient très pudiques, ces jeunes soldats, ces Tommies comme on les appelait. Et alors, ils avaient un appareil à Phytox, vous savez, enfin pour nous asperger de DDT. Mais alors, ils tournaient la tête, on levait les bras pour qu'il nous asperge sous le bras et partout où il fallait nous asperger, et eux, ils tournaient la tête, tout rouges, parce qu'ils ne voulaient pas nous regarder. Enfin on a été trimballés, en fait on a été emmenés dans un autre camp mais c'était terrible aussi parce que ces pauvres Anglais n’avaient que leurs rations et c'était des boîtes de conserve, des soupes très grasses. Ma mère a été d’ailleurs malade parce que, une fois, comme on avait l'habitude de chaparder, elle s'est précipitée avec son [inaudible] pour enlever tout le dessus de la soupe et c'était justement le gras qu'elle a fait refroidir quelques heures ou toute une nuit, je sais pas. Le lendemain, elle a mangé ça sur deux tartines de pain, tout un gobelet de graisse, et elle s'est tordue de douleur après. Quelques années après, il a fallu l'opérer de calculs à la vésicule biliaire et ça venait de là. Comme moi, on m’a opérée de l'estomac quelques années après. Ca venait également du camp. Beaucoup de gens sont morts de dysenterie. Ca a déclenché… on nous donnait du lait, tout ce qui ne fallait pas nous donner, mais ils ne savaient pas. On savait pas nous soigner d'ailleurs. Alors, on nous a emmenés dans un camp plus confortable parce que ce camp-là,  Bergen-Belsen, ils l'ont brûlé, avec tout le tas de cadavres. Ca on a vu ça, tout le monde a vu ça dans les actualités françaises, je crois dans le monde entier parce que, finalement, c'est un Anglais qui avait fait un film là-dessus et qui a été interdit pendant quarante ans et ensuite ils l’ont repassé. Donc tous les gens ont pu voir ce qui se passait dans ce camp de Bergen-Belsen. Alors on nous a emmenés donc dans un autre camp, plus confortable. On nous a gardés aussi un certain temps, quelques semaines et puis on a traversé toute l’Allemagne en allant dans d'autres camps. Mais c'était quand même la fête c'est-à -dire que là, il y avait des bals tous les soirs et les jeunes se retrouvaient pour danser et ma mère était jeune encore aussi, elle avait quarante ans, elle dansait également. Et il y avait un jeune homme qui était au Service du Travail Obligatoire et je sais qu'il était marinier à Rouen, du côté de Rouen comme ça, et moi, je lui plaisais beaucoup. Mais il me disait « Il faut que tu grossisses un petit peu » parce que j'étais très maigre. Ca se voit pas maintenant, mais ma mère pesait je crois… ma mère devait peser 35 kilos et moi, j’en pesais à peine 40 moi-même à cette époque-là. Et il y avait aussi près du camp quand on était encore à Bergen-Belsen, il y avait un stalag, le stalag 11 B près de nous. Il avait des déportés de France, ils sont venus nous voir et ils nous ont dit : « Mais on croyait qu’on avait souffert mais c'est rien du tout à côté de ce que vous avez souffert ! » Ils ne savaient plus quoi faire pour nous porter à bout de bras. Ils nous apportaient des boîtes de sardines, ce qu'il nous fallait pas non plus. Ils allaient tuer des vaches dans les champs, ils nous apportaient des morceaux de viande pour qu’on mange. Et alors des lapins aussi, des jeunes lapins, ils les attrapaient, les pauvres bêtes, et nous on n'attendait même pas que ce soit complètement cuit. On mangeait comme des cannibales parce qu'on avait besoin de ça. On avait besoin de reprendre des forces, mais il y a beaucoup qui étaient très, très … il y a eu beaucoup de morts à cette époque-là aussi. Et il y a… beaucoup de ceux qui étaient malades, ont été emmenés dans des avions spéciaux de la Croix-Rouge et rapatriés par des avions et des trains sanitaires, ça c'est sûr. Et finalement, on nous a mises dans un train, également des wagons à bestiaux, mais par contre, on a dit « c'est vraiment pas la peine ». Alors par contre, il y avait de la paille et c'est seulement à la frontière belge…

 

Charlotte : Vous n’étiez pas gardées peut-être ?

 

Sarah : Comment ?

 

Charlotte : Vous n'étiez pas gardées?

 

Sarah : On n’était pas gardées et on n'était pas nombreuses là. Mais, et c'est seulement à la frontière belge qu'on nous a mis dans les wagons normaux, je me souviens. Et puis on est arrivées à la Gare du Nord parce que les prisonniers étaient dans des wagons normaux devant, et nous, les déportés, derrière parce que ça comptait pas tellement. Ca comptait moins que les prisonniers peut-être. C'est normal, d'ailleurs, ils s'étaient battus pour la France, nous on n'avait rien fait. On n'avait fait que d'être juifs, nous, en tout cas. Et on est arrivées donc à cette Gare du Nord. On a joué la Marseillaise, ça c'était très émouvant. Et quand je suis descendue du quai, la première personne sur laquelle je tombe, c'était mon professeur de latin français, qui était fiancée avec un prisonnier de guerre et qui venait attendre donc son fiancé. Elle avait 40 ans. C'était une vieille demoiselle pour nous et alors, quand elle m'a vue, elle est tombée dans mes bras en pleurant. « Sarah, vous êtes revenue, vous êtes là ! » Alors, je luis dis oui mais, moi, je ne pouvais pas pleurer, c'est revenu après la sensibilité, enfin, cette sensibilité-là est revenue après. J'étais très contente de la voir mais je pouvais pas pleurer. Alors elle dit : « Je vais le dire à vos camarades » et c'est ce qu'elle a fait d'ailleurs. Et il y a eu une fête au lycée. Je suis allée les voir et tout. Bon, alors on est arrivées, donc à la Gare du Nord d'abord, et puis ensuite on nous a transportées, toujours en autobus, encore les autobus, jusqu'à l'hôtel Lutetia. Et là, il y avait des tas de gens qui attendaient pour voir si ils voyaient un des leurs revenir. C'était… on a vu quand même des scènes de mères et fils qui s’étaient retrouvés effectivement, mais d'autres… nous, on ne voulait pas… ils nous montraient des photos de leurs proches mais nous, on ne voulait rien dire. On voulait rien raconter du tout. Et on était habillées vraiment de bric et de broc. Moi, j’ai mis une espèce de foulard en carreaux Vichy dans les cheveux alors que j'avais un pantalon d'homme qui m'arrivait là, avec des espèces de bretelles, un espèce de vieux pull et des femmes qui attendaient là ont dit : « Ah bah elles étaient coquettes quand même ! » Enfin, elles se rendaient pas compte d’où on revenait. Surtout qu'on revivait là, ça c'était autre chose. Et à cet hôtel Lutetia, on nous a donné un repas chaud, ça c'est vrai. Et on nous a passé une visite médicale. La visite médicale, ça consistait d'abord à nous ausculter effectivement, et on nous passait surtout une radio des poumons. Et du moment où vous n'avez rien aux poumons, vous pouviez être lâchés dans la nature. Or, il y avait d'autres choses. On n'avait pas vu à  l'époque l'aspect psychologique, surtout, et on nous a donc dispersés dans des centres, nous le plus près possible de notre ancien logement. Alors nous, on était à la mairie du XIXème. Et ma famille savait déjà qu'on était vivantes. Parce que, dans le camp, même avec à Bergen-Belsen, au moment de la Libération, des journalistes étaient venus, avaient relevé les listes des gens qui survivaient, mais on aurait pu mourir entre-temps justement de la dysenterie, enfin de malnutrition ou d'autres maladies. On aurait pu mourir entre temps avant d’arriver en France. Et bon, j'ai retrouvé à ce moment-là ma famille…

 

Charlotte : Vous avez revu votre père ?

 

Sarah : Ah bah oui, j'ai revu mon père, ça c'est sûr. Et puis, l'histoire de ma mère. Mais alors ma mère n'a pas voulu aller revivre avec mon père à ce moment-là, alors c'est nous qui avons pris… il a gardé l'appartement de la rue des Pyrénées et c'est nous qui avons pris la chambre du 17 passage d’Eupatoria. 17-19 passage d’Eupatoria. Et ça, ça a été une joie formidable, évidemment, pour tout le monde. Mes tantes faisaient… enfin des festins. Là, j'ai vu aussi l'antisémitisme, alors là, j’ai vu l'antisémitisme. Il faut que je raconte tout ça parce qu'on était toujours rationnés. On a été rationnés en France jusqu'en 49. Je crois que oui, les cartes d’alimentation se sont arrêtées en 49. Et ma tante, chez qui nous étions, avait une épicière. Les gens faisaient toujours la queue puisqu'on était rationnés et il y avait toujours une queue extraordinaire, très longue pour aller se ravitailler. Et ma tante passait la commande, donnait la commande à cette épicière qui habitait juste en face de chez elle. Et, elle m’envoyait chercher le panier tout prêt. Alors évidemment, je passais devant tout le monde. Et une fois, quand je suis passée devant tout le monde, les gens ont dit : « Euh mais pourquoi elle vient-là ? » Alors, j’ai montré mon bras, j’ai montré mon numéro, j’ai dit : « Je suis déportée et mon panier est prêt. » «  Mais on les a pas tous tués ceux-là ? » Ca, j'ai entendu ça après la guerre. Et quand on est... alors avec mes tantes, quand elles nous faisaient à manger, mais c'était trop, même d’ailleurs. Là aussi, on nous gavait alors qu'il fallait pas nous. On nous donnait un bon lit, on leur disait rien. On disait qu'on couchait dans le lit mais nous, on couchait par terre. On descendait les lits et on se couchait par terre, avec ma mère, parce qu’on avait perdu l’habitude de coucher dans un lit. Et puis, j'ai repris le lycée, tout simplement. Je suis retournée au lycée voir mes camarades. Alors ce qu'il y a, c'est qu’on a été arrêtées le 24 mai 1944 et on est revenues en France, à la Gare du Nord, le 24 mai 1945, un an jour pour jour. Donc je suis allée voir mes camarades de lycée. Elles ont fait une fête évidemment. Et comme on avait un prisonnier de guerre, chaque classe était marraine d’un prisonnier de guerre, on a fait une fête pour le prisonnier de guerre et pour moi. Et évidemment, elles m’ont entourée beaucoup plus que le prisonnier de guerre, parce que je comptais plus pour elle que ce pauvre prisonnier de guerre. C’est-à-dire à chaque fois, je tenais la vedette forcée et contrainte, contrainte et forcée. Pas par volonté personnelle, c'est vrai. Et donc, j'ai repris quand même… alors la directrice, elle était formidable, elle s'est arrangée pour me faire obtenir une bourse parce que ma mère ne pouvait pas travailler. Elle a retravaillé mais très mal. 

 

Charlotte : Elle était trop malade?

 

Sarah: Elle était malade, elle était faible. Mon père bon, il avait pas de travail. Il travaillait dans un journal juif mais il y en a plus beaucoup de journaux juifs. Il a travaillé mais très peu. C'est pas lui qui me nourrissait, c'était ma mère qui me nourrissait. Et la pauvre justement quand elle a pris sa retraite, à soixante ans, elle avait une retraite mais ridicule parce que c'était calculé sur les dix dernières années et pas sur les dix meilleures années de travail. Donc les dix dernières années, elle n'a pas pu bien travailler puisqu’elle était malade. Elle travaillait presque un mi-temps. Et donc cette directrice m'a fait obtenir une bourse et je suis retournée au lycée. Seulement moi, je suis rentrée, comme j'avais quitté quand j'avais été arrêtée, c'était à la fin de la troisième, là, moi, je suis rentrée en seconde mais mes camarades, elles étaient, elles étaient en première évidemment. Alors je n'ai eu de cesse que je puisse rejoindre mes camarades c'est-à -dire que j'ai alors… Et puis il y avait ça aussi : ce lycée était très sévère, c'était une discipline de fer, vous aviez des mauvaises notes, au bout de 10 mauvaises notes, vous aviez un zéro de conduite. Alors les filles pleuraient quand elles avaient une mauvaise note ou un 0 de conduite, encore plus. Vous pensez, moi qui avais échappé à la mort, je ne pouvais pas pleurer, c'est sûr. Et les professeures, je leur en faisais voir de toutes les couleurs, elles osaient rien me dire. Je faisais le clown dans la classe bon faut dire… j'ai commencé à pas tellement bien travailler, mais par contre j'ai préparé le premier Bac. La première partie parce que ça se passait en deux parties à cette époque-là. Il y a pas que le français, il y avait d'autres matières. Et, j'ai passé le Bac en février 46, à la session spéciale. Il y avait des sessions spéciales justement pour ceux qui avaient été retardés par la guerre. J'ai donc passé le Bac à cette session spéciale de février 45 euh 46, pardon et je l'ai eu. J'ai obtenu le premier Bac. Seulement, après j'étais tellement fatiguée qu’on m’a envoyée me reposer en Ardèche, un coin qui s'appelait Alboussière aussi par un organisme juif, le Cojasor. J'étais à Alboussière, ma mère est venue là aussi se reposer et c'était bien parce que c'était tous des jeunes qui avions vécu quelque chose de dramatique et je crois, mais ça, j'ai pas osé lui demander alors que je l'ai vu un jour quand j'étais en voyage d'agrément au Sénégal et que lui tournait un film, je crois que c'était Bruno Cremer qui était là-bas aussi là-bas, l’acteur, Bruno Cremer. Et un jour, il faudra que je prenne la plume et que je lui demande s’il était dans cette maison-là à Alboussière. On partait tous les matins, on allait dans les fermes, on achetait des oeufs, on gobait des œufs, on gobait peut-être 3-4 œufs chacun. Il fallait qu’on vivre, qu’on prenne des forces et qu’on vive, c'est tout. Donc, j'ai passé quelques mois là-bas, bon reposée et j'ai retrouvé, comme j'avais passé le Bac, j'ai pas fait de première, j'ai retrouvé mes camarades en philo. Ce qui est la terminale maintenant, c’était la philo. Donc j'ai retrouvé mes camarades et, naturellement, j'ai pas fait une très, très bonne année et à la fin de l'année, j'ai pas eu la deuxième partie du Bac, à la fin de la philo. Et dans mon lycée, là où étaient les Allemands, enfin dans l’aile droite, il y avait deux classes réservées - ça s'appelait le cours des Maraîchers – et on voyait des garçons, plus de garçons que de filles. C’était garçons et filles, c'était réservé à ceux qui avaient été retardés justement du fait de la guerre. Et nos professeures et la surveillante générale, surtout « Ne tournez pas la tête par là ! Ne regardez pas les garçons ! » C’était interdit et tout. Et je suis allée, mais alors comme il fallait que je redouble la philo, je n’ai pas voulu la redoubler au lycée, comme j'avais le droit d’aller dans ce cours des Maraîchers, je suis allée dans ce cours des Maraîchers et c'est là que j'ai rencontré mon mari. Parce qu'il avait fait un peu de résistance pendant la guerre, il était dans ce cours-là. Il y avait des garçons aussi qui avaient fait la campagne du Danube, d'autres… oui la deuxième DB, enfin tous ces gens. Il y avait… comme fille, il y avait que moi de déportée. On était 6 filles pour 30 garçons dans ma classe, je crois que c’était ça. Oui, parce qu’on devait être 36. Et les filles, c'était plutôt des AFAT, vous savez, celles qui étaient militaires, les femmes qui étaient dans l'armée française. Et donc j’ai rencontré mon mari, j'avais 19 ans et lui 20 ans. Et puis, cette année-là,  je l’ai eu mon bac. Lui, il l’a pas eu, il l’a eu l'année d'après et on s’est retrouvés en fac à la Sorbonne parce qu’on faisait des études de Lettres tous les deux.

 

Charlotte : Et vous vous êtes mariés? 

 

Sarah: Oh beaucoup lus tard, oui, on s’est mariés en 52 seulement. Non parce qu’il y a eu des problèmes. Mon mari n'était pas juif en plus. Et de famille catholique, donc ça a fait des tas de tiraillements de son côté, et de mon côté également bien que mes parents aient été plutôt cosmopolites, internationalistes, libéraux et tout, mais quand même, ils auraient aimé, surtout mon père, que j’épouse un Juif. Ca a fait vraiment un problème et je crois, j'ai pensé à un moment, je me dis, c'est pas possible par défi, je fais ça par défi. Il y a peut-être eu un petit peu de défi mais, je crois pas parce que vraiment, c'est un amour qui a duré jusqu'à il y a pas longtemps, qui s'est terminé par la mort de mon mari, c’est tout récemment et mes parents ont compris que vraiment je l'aimais. C’est pour ca que je m’étais mariée avec lui, enfin je l'avais suivi partout. Et donc, je me suis mariée en 52 seulement quand on a eu un travail chacun parce que nos études bon, on les faisait un petit peu en fantaisistes. Il était pas question de toute façon, à cette époque-là, d'aller vivre avec l'homme qu'on aimait. Même avec mes parents libéraux, une fille ne quittait pas la maison de ses parents sans s’être mariée d’abord. Bon, alors il fallait… il a fallu d'abord trouver un travail et puis on s'est mariés. Alors, lui il a fini par trouver un travail dans une usine que tenait un de ses amis. Il est devenu secrétaire général et ensuite, il est devenu Directeur de fabrication, Directeur Général dans cette usine et moi, je suis rentrée à l'agence Reuter. Et alors, l'année d'après, on s'est mariés à un 15, c'est bientôt vous voyez, on s'est mariés un 15 novembre, le 15 novembre 1952 et le 14 novembre 1953 est née ma fille. On s'est offert une petite fille pour notre anniversaire de mariage le 14 novembre, et je l'ai appelée Claire, en souvenir de Claire Brodsky justement, de cette amie qui était morte. Et ensuite, deux ans et demi après, on a voulu un autre enfant et j'ai eu un petit garçon, que en 56, le 3 mai 56 que j'appelais Laurent, et je réalisais ensuite que c'était un anagramme de Roland, un amour platonique, c'est-à -dire le frère de ma meilleure amie quand j'avais douze ans, il en avait dix sept. J'étais amoureuse de lui, mais platoniquement, Il s'appelait Roland et Laurent en fait était l'anagramme de Roland. 

 

Charlotte : Vous ne nous avez pas dit le prénom de votre mari? 

 

Sarah: Mon mari s'appelait Philippe, tout à fait… Philippe François Louis. Ses parents étaient royalistes en plus, donc il avait les noms des rois de France. Oh c'était une histoire assez curieuse mais…

 

Charlotte : je crois que vous avez fait aussi d'autres choses à part travailler à  l'agence Reuter.

 

Sarah: Non, mais ensuite, j'ai fait beaucoup de choses, mais je ne me souviens plus de ce que j'ai fait comme choses. C’est ça le problème. Non, mais j'ai arrêté de travailler… quand j’ai eu mon fils, j’ai arrêté de travailler pendant douze ans parce que je voulais m'occuper de mes enfants. Et je ne le regrette absolument pas. Et, tout à  fait par hasard, j'ai retrouvé un travail au Museum National d'Histoire Naturelle. Je suis entrée dans un très gros laboratoire de recherche, donc j’ai fini attachée au CNRS. Donc j'ai fait toute ma carrière au Museum jusqu'en 1983. J'avais 55 ans et j'avais le droit de prendre ma retraite à 55 ans en tant qu'ancienne déportée alors j'ai pris ma retraite à ce moment-là et, depuis ma retraite, c’est ça que vous voulez savoir, ce que j'ai fait depuis ma retraite ? Alors depuis ma retraite, je suis allée faire un diplôme d'Hébreu à l’Inalco c'est-à-dire l'institut national des langues et civilisations orientales, ce qui s'appelait les langues O auparavant. J'ai fait justement les fameuses études que j'ai pas pu faire. C’était en Lettres, là c'est en hébreu. J'ai fait ce diplôme là donc d'après ma retraite. J'ai repris des leçons de violon parce que quand j'étais jeune, enfin, au début de la guerre, je prenais également des leçons de violon. Mon professeur avait été déporté. C’était un Juif aussi et mon père avait été, quand on a été arrêtées le 16 juillet 42, il est allé, comme on habitait au rez-de-chaussée, casser les vitres, l'appartement était mis sous scellés, il a été casser les vitres pour récupérer mon violon et la tête de machines à  coudre de ma mère et les choses principales. Donc, j'ai repris des leçons de violon. Et puis la vie n'a pas été méchante avec moi. C'est-a –dire que je pense que j'ai mangé vraiment le pain noir en premier et le pain blanc ensuite, puisque mes enfants se sont mariés, ont eu eux-mêmes des enfants. Donc maintenant j'ai trois petits-fils : Nicolas, Pierre et Fabien, dans l'ordre d'âge.

 

Charlotte : Il vous est arrivé souvent de témoigner?

 

Sarah: Je témoigne, en principe, tous les ans. Je n'ai pas témoigné, et ça, c'est beaucoup de déportés -un psychologue saurait expliquer pourquoi- parce que tant que ma mère était vivante, je n'ai pas voulu témoigner. On en parlait entre nous et c'est tout. J'ai témoigné à  partir de la mort de ma mère, en 83. Tous les ans, je témoigne devant les classes de lycée. Je leur dis que je sors vivante de leurs livres d’histoire.